Le côté obscur des défis de l'école :
racisme, identité et enfants racisé·es
Résumé de la table ronde de Cine Migrante Barcelona (Espagne), 5 octobre 2019
Écrit par : Ségolène Roy (publié avec l'accord des trois intervenantes)
Publication initiale : 17 janvier 2021
Intervenantes :
– Fatima Ouassak, politologue et cofondatrice du syndicat de parents d’élèves Front de mères (France)
– Fatiha El Mouali, vice-présidente de l’association Madres contra el racismo (Mères contre le racisme, Barcelone, Espagne)
– Cristina Zhang Yu, doctorante en psychologie de l’éducation (Université de Gérone, Espagne), cofondatrice de Catàrsia
1- Fatima Ouassak : la violence institutionnelle, l’exemple de la France
Le point de départ de la création du syndicat de parents d’élèves Front de mères a été son expérience de mère. Les enfants racisé·es sont discriminé·es depuis le ventre de leur mère jusqu’à la tombe :
– à l’hôpital, le traitement diffère selon qu’on soit blanche et de classe moyenne ou non blanche et de classe populaire. Dans le second cas, il y a davantage d’épisiotomies et de césariennes, plus de violences obstétricales et moins d’accompagnement pour allaiter.
– à la crèche, quand sa fille avait 1 ou 2 ans, la puéricultrice (racisée), lui attachait les cheveux (qu’elle avait frisés et détachés à l’arrivée), parce qu’ils étaient « rebelles », « pas pratiques ».
– à deux ans, deux ans et demi, les enfants ont une conscience de race. Iels connaissent l’importance de la couleur de la peau, et savent où iels se situent dans la hiérarchie. Une étude de Berkeley (2017) démontre que cette conscience a des répercussions sur la santé mentale des enfants racisé·es (anxiété, angoisse).
– le système raciste ne considère pas les enfants racisé·es comme des enfants mais comme de futur·es adultes. Les garçons racisés, arabes et noirs, sont considérés comme des menaces. En 2015, après l’attentat du journal satirique français Charlie Hebdo, Ahmed, 8 ans, a refusé de respecter la minute de silence. Les profs l’ont dénoncé à la police. Il a terminé en garde à vue. Les garçons arabes ne sont pas considérés comme des enfants mais comme des terroristes potentiels. Aujourd’hui on peut étendre cette perspective à tou·tes les jeunes qui résistent au système libéral, capitaliste, anti-écologiste de l’État du président français Emmanuel Macron. Il y a beaucoup de violences policières et beaucoup de personnes blessées.
L’école a une fonction : réduire le champ des possibles pour les enfants.
– dans les livres pour enfants et les manuels scolaires, il n’y a quasiment pas de héros et de héroïnes racisées, et quand il y en a, ce sont les méchant·es.
– dans les quartiers populaires, les écoles (publiques) ont moins de ressources, les profs sont moins formé·es, et en cas d’absence, il n’y a pas de remplacement.
– les enfants dont la mère porte le hijab sont harcelé·es et stigmatisé·es. Quelquefois on interdit à leurs mères d’accompagner les sorties scolaires. Cette réalité n’est pas un accident, ni la conséquence de la méconnaissance de la culture musulmane ou des cultures d’Afrique.
– dans ce système raciste, l’école a pour fonction d’orienter les enfants racisé·es dans la voie professionnelle (et non générale), qui conduit à des métiers peu payés, durs, précaires : nettoyage industriel, services à la personne, téléconseil, travail de caisse, voiture de transport avec chauffeur type Uber…
– on note aussi une tendance à pousser à la rupture avec la famille pour casser les liens. On parle du « choix » de l’enfant : « Pourquoi vous leur imposez votre religion, votre langue maternelle ? » Cela isole les enfants des ressources en contexte hostile.
Face à cette machine de guerre qui crée de l’angoisse, les stratégies individuelles (comme retirer son enfant de l’école) ne fonctionnent pas, parce que les enfants racisé·es ont un destin commun. Il faut utiliser le pouvoir des mères – toutes, pas seulement celles issues de l’immigration post-coloniale. Il faut utiliser le pouvoir dont elles ont été dépossédées dès la grossesse pour travailler à des stratégies collectives. Décider à la place de l’industrie alimentaire, de l’industrie pharmaceutique, de l’État, comment on veut prendre soin des enfants, qui ne leur appartiennent pas. Ce sont des sujets politiques.
2- Le parallèle avec l’expérience catalane
Cristina Zhang Yu (Catàrsia)
Il existe une conscience du système raciste, mais elle n’est pas étendue à la manière dont l’école l’incarne. Étant donné l’autorité que l’école représente, ce racisme est très intériorisé.
Dans ce domaine on a besoin d’un dialogue, parce qu’on ne peut pas, avec un regard blanc, envisager une manière de changer les choses, en termes de contenus, de manière d’apprendre…
Fatima El Mouali (Madres contra el racismo)
La création de Mères contre le racisme a suivi la même logique que le syndicat Front de mères. On découvre en tant que mère que le système est intentionnel, pensé. En tant que personne racisée, on apprend à considérer qu’on est « moins » que les autres. (Cf. Travail universaire d’Aina Tarabini, « L’école n’est pas pour toi » – L’escola no es per a tu)
– contenu des programmes : l’histoire des pays d’Afrique, la culture musulmane, arabe, sont perçues au travers d’un regard colonialiste.
– professeur·es : depuis la loi d’immigration de 1986, les choses n’ont pas évolué tant que ça : entre 95 et 99 % des profs sont blanc·hes.
– ségrégation scolaire : la ségrégation des logements est liée à la précarité et à la racisation. Il existe en conséquence des écoles ségréguées où on trouve 86 % d’enfants non blanc·hes. C’est une autre politique qui s’applique ici : les professeur·es sont moins formé·es, ne savent pas gérer cette réalité multiculturelle. Ça a des conséquences sur les résultats.
– on détecte davantage d’élèves à besoins spécifiques parmi les enfants racisé·es, y compris quand la barrière de la langue ne permet pas une communication verbale entre l’enfant et le ou la psychologue. On utilise le manque de connaissance du sujet de la part des familles et leur précarité économique comme arguments pour leur faire accepter le « diagnostic », qui permet de recevoir des aides, des bourses…
– en 2014 les Mossos d’Esquadra [police catalane] et le Département d’éducation [service d’éducation publique catalane] ont créé un protocole de prévention, détection et intervention face à des situations de haine et de discrimination pour détecter de potentiels terroristes. Il a été légitimé a posteriori avec les attentats de 2017 de Cambrils et Barcelone.
– dans les écoles on déplore le manque de participation des mères racisées. Quand elle est encouragée, c’est toujours d’une manière folklorique (au travers de la nourriture, du thé…) pour que l’interculturalité soit visible. Au début on croit que c’est par manque de connaissance. On fait des efforts pour expliquer sa culture. Et puis on finit par voir qu’il s’agit d’une lutte politique.
3- Échanges avec la salle
Fatima Ouassak (Front de mères)
C’est un vrai dilemme : pour connaître une réussite scolaire et sociale, les enfants racisé·es doivent baisser la tête, accepter les humiliations, la stigmatisation de l’islam, l’humiliation de leurs parents, de leurs langues, arabes et africaines, de leur civilisation. Ça génère des problèmes de confiance en soi, de honte. Oui, iels peuvent connaître la réussite. Mais à quel prix ?
Pour sortir de ce dilemme, la seule solution viable est de changer le système. De sortir d’un système de prédation, d’exploitation de la nature, des femmes, de diverses catégories de personnes. La question, c’est : « Qui pense que le système de domination est normal, et qui pense que non? De quel monde voulons-nous ? »
Lutter contre les injustices, transmettre la lutte contre les injustices, c’est déjà une victoire. Le problème, c’est de renoncer. L’anxiété des enfants peut être allégée quand les parents ne sont pas dans la négociation, qu’ils reconnaissent les situations racistes que vivent leurs enfants comme étant réelles. Qu’ils accueillent ce que ressentent les enfants. C’est la même logique qui permet de savoir si un·e enfant a souffert d’un abus : demander, en le ou la regardant dans les yeux, comment il ou elle va, si tout va bien, après chaque visite, voyage, journée.
Et de manière générale, les valoriser aide aussi.
Cristina Zhang Yu (Catàrsia)
On a besoin de lire les livres avec un regard sur la race. Les associations de parents d’élèves ont une marge d’action dans ce domaine.
Autre chose : on a beaucoup tendance à pathologiser l’agressivité des garçons racisés. Les garçons chinois expriment peu leur agressivité en raison des stéréotypes les plus fréquents qui les touchent, mais quand elle s’exprime, elle est également pathologisée.