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Évaluer avec les brevets de Célestin Freinet

Publication : 21/11/2018

Gauthier Tolini, professeur d'histoire-géographie, ICEM 93

À travers cet article, nous souhaitons présenter une méthode d’évaluation par brevets développée par Célestin Freinet et ses camarades. En effet, les brevets nous semblent être une alternative intéressante aux évaluations par notes ou par compétences.
Dans une première partie, nous reviendrons sur la création et l’expérimentation des brevets par Célestin Freinet en nous appuyant plus particulièrement sur des exemples qui concerneraient aujourd’hui les champs disciplinaires des sciences de la vie et de la Terre (SVT). Dans une deuxième partie, nous présenterons les expériences d’adaptation des brevets que nous menons depuis deux ans en SVT et en histoire-géographie sur le niveau 6e dans un collège de Seine-Saint-Denis.
Avant cela, nous voulons préciser que quelle que soit la méthode d’évaluation choisie (par notes, par compétences, par brevets, par ceintures, etc.), la relation pédagogique avec nos élèves, le droit à l’erreur et le contenu de ce qui est enseigné avec une approche égalitaire et critique nous semblent primordiaux.


I. Les brevets de Célestin Freinet : éléments historiques

Pour créer ses brevets, Freinet s’inspire des brevets des Jeunes Éclaireurs mis en place par Robert Baden-Powell (1857-1941), fondateur du scoutisme. Les jeunes scouts (des garçons uniquement) devaient démontrer devant le groupe leur niveau de maîtrise d’une activité au cours d’une cérémonie (ex : allumer un feu, dresser un campement, etc.). L’épreuve réussie, un brevet était attribué et le jeune pouvait en porter l’insigne (badge) sur sa veste. Freinet adapta cette méthode au contexte scolaire.

1 - Les différents brevets de Freinet : disciplines scientifiques et artisanales

Freinet distingue deux types de brevets : les brevets obligatoires qui correspondent au programme officiel et les brevets accessoires qui sont en dehors des instructions officielles (nous avons conservé telles quelles les formulations originales de Freinet, au masculin) :

Brevets obligatoires : brevet d’écrivain, brevet de lecture, brevet d’écriture, brevet de bon langage, brevet de maître en orthographe, brevet d’historien, brevet de géographie, brevet d’ingénieur de l’eau et des liquides divers, brevet d’ingénieur de l’air et des gaz ; brevet d’ingénieur des végétaux et des cultures ; brevet d’ingénieur des minéraux divers ; brevet d’ingénieur du fer ; brevet de calculateur.

Brevets accessoires : imprimeur ; enquêteur ; peintre ; marionnettiste ; nageur ; campeur ; potier ; cuisinier : électricien ; bon camarade ; bon correspondant, etc.

Comme nous pouvons le remarquer, les brevets de Freinet correspondent à de véritables métiers issus des disciplines scientifiques du monde universitaire et du monde artisanal. Pour Freinet, les brevets jouaient un rôle fondamental dans l’orientation des élèves et donnaient des idées d’avenir aux élèves.

2 - Le contenu des brevets

Freinet distinguait trois types de brevets suivant leurs contenus :

1) Les brevets-tests : il s’agit ici de vérifier la maîtrise de notions exactes et mesurables. L’élève s’entraîne et demande à passer le test à n’importe quel moment de l’année.
2) Les brevets composés d’un ensemble de tâches définies à mener à bien : réaliser un résumé, une expérience, une conférence, etc.
3) Les chefs-d’œuvre : il s’agit d’une production réalisée par l’élève selon des normes qui ne sont pas précisées (ex. : réalisation de plats culinaires, construction d’une montgolfière, rédaction d’un conte, réalisation d’une carte de géographie, etc.).

À titre d’exemple, nous présentons ici les brevets obligatoires et accessoires de Freinet en lien avec les sciences de la vie et de la Terre :

Brevet d’Ingénieur des végétaux

Première série / critères d’obtention :
– Réaliser un Chef-d’œuvre
– Rédiger un compte rendu : Mémoire avec textes de grands écrivains sur la vie des plantes.
– Présenter les épreuves : Collectionner dix racines différentes, cinq tiges, vingt qualités de feuilles ; Préparer un herbier de vingt plantes collectionnées.

Deuxième série / critères d’obtention :
– Réaliser un Chef-d’œuvre
– Rédiger un compte rendu : Étude documentée sur les plantes caractéristiques de votre région.
– Présenter les épreuves : Préparer un herbier de trente plantes collectionnées ; Étude scientifique de quinze arbres de la région.

Brevet d’Ingénieur des minéraux

Première série / critères d’obtention :
– Réaliser un Chef-d’œuvre
– Rédiger un compte rendu : Mémoire sur les diverses sortes de roches qu’on trouve dans votre région.
– Présenter les épreuves : Collectionner cinq roches différentes de la région ; Fabriquer un mortier ; Faire fondre un métal et le couler.

Deuxième série / critères d’obtention :
– Réaliser un Chef-d’œuvre
– Rédiger un compte rendu : Mémoire sur le traitement des minéraux (chaux, plâtre, fer, etc.)
– Présenter les épreuves : Collectionner dix sortes de roches et huit métaux, avec leurs propriétés et leur densité ; Savoir fabriquer trois objets usuels en limant, pliant, perforant et soudant des métaux usuels (plomb, fer, acier, aluminium)

Brevet de cueilleur de plantes médicinales

Série unique / Critères d’obtention :
– Réaliser un Chef-d’œuvre
– Rédiger un compte rendu : Mémoire sur la guérison des maladies par les plantes.
– Présenter les épreuves : Fabriquer un herbier avec trente plantes médicinales cataloguées ; Ramasser et sécher au moins un kilo de plantes médicinales.

3 - Organisation, validation et mise en valeur du travail des élèves

Dans la classe de Freinet, la dernière semaine du mois était consacrée au brevet. Les élèves établissaient librement la liste des brevets obligatoires et facultatifs qu’ils désiraient présentés. Puis les élèves préparaient librement leurs brevets, le maître intervenait pour la préparation des brevets obligatoires et pour donner des conseils techniques pour les chefs-d’œuvre. Dès qu’un travail était fini, il était présenté à la classe (texte imprimé, dessin, conférence, document audio, etc.) et donnait lieu à une appréciation individuelle et collective qui validait l’obtention du brevet et qui donnait lieu à la remise d’un petit diplôme. Le samedi qui clôturait la semaine de travail avait lieu l’exposition mensuelle des travaux réalisés qui était ouverte aux parents. Enfin, une exposition annuelle des plus beaux chefs-d’œuvre était ouverte aux parents et aux inspecteurs en fin d’année.

4 - Les brevets et le pouvoir d’agir

À l’instar des scouts, les brevets de Freinet donnaient aux élèves une plus grande capacité d’agir. Ainsi, l’élève qui détenait le brevet de « cueilleur de plantes médicinales » pouvait concocter les tisanes pour les autres élèves de la classe lors des moments de détente ; de même, les élèves qui avaient le brevet d’éleveur pouvaient aller librement s’occuper des animaux de l’école.

Pour en savoir plus sur cette partie historique :

– « Brevets et chefs-d’œuvre », Brochures de l’Éducation Nouvelle Populaire, n° 42, 1949. 
– « Brevets et chefs-d’œuvre », Les Dossiers Pédagogiques de l’Éducateur, n°14, 1965. 


II. Essai d’adaptation des brevets au collège en classe de 6e

1 - Nos motivations : transmettre « la saveur des savoirs »

Depuis plusieurs années, le patronat, à travers la politique éducative menée par des gouvernements de droite et de gauche, tente d’imposer la seule évaluation par compétences au détriment des diplômes. Ces compétences sont choisies en fonction des besoins de l’économie. Dans ce système, les compétences sont au service de la déqualification des travailleurs et travailleuses et d’une plus grande précarité nommée l’« employabilité » : la main-d’œuvre pouvant être déplacée sans formation d’un secteur à un autre grâce aux compétences transversales (1). Les brevets de Freinet mettent en avant des savoirs et des savoir-faire scientifiques et techniques qualifiés qui sont en lien avec des champs universitaires et des domaines artisanaux, c’est-à-dire tout ce que le patronat tente de détruire au nom de l’exploitation.

Nous pensons que l’évaluation par brevet fait sens pour nous qui sommes des enseignant·es attaché·es aux sciences et à l’histoire des sciences que nous enseignons. Les brevets font également sens pour nos élèves qui deviennent – à leur niveau – des apprenti·es biologistes, géologues, paléoanthropologues, etc., et non pas de simples exécutant·es disposant de compétences transférables. Notre espoir étant de leur transmettre la « saveur des savoirs » (J.-P. Astolfi) et des envies de sciences.

2 - Les brevets disciplinaires en SVT et HG en classe de 6e

Il s’agit de faire correspondre des parties du programme officiel à des champs universitaires précis.

En voici quelques exemples en SVT :
– brevet de biologie animale,
– brevet de biologie végétale,
– brevet d’écologie,
– brevet de géologie,
– brevet de nutrition,
etc.

En histoire, le programme de 6e se prête facilement à un découpage précis :
– brevet de paléoanthropologie,
– brevet de préhistoire,
– brevet d’assyriologie,
etc.

Certains brevets peuvent être plus liés à des savoir-faire : brevet de dessin scientifique, brevet de conférence, brevet de cartographie, etc.

Notons enfin que certains brevets peuvent facilement devenir des brevets interdisciplinaires comme le brevet de paléoanthropologie, ou un brevet d’urbanisme mêlant à la fois la géographie et des études sur les matériaux par exemple.

3 - Les modalités d’obtention et les remédiations

À l’instar des dispositifs pédagogiques développés par Freinet, les modalités d’option peuvent être variées :
– brevet-tests : de manière classique, tou·tes les élèves passent le brevet en même temps à la fin d’un chapitre. Ces brevets peuvent mêler des questions de connaissances, des études de textes, des observations à réaliser, etc. ;
– brevet de recherche individuel ou en groupe : exposés de recherches menées au CDI ou autre (ex. : réalisation d’une affiche sur les cités-jardins de la ville pour le brevet d’urbanisme au cours d’un projet interdisciplinaire SVT/géographie) ;
– Chefs-d’œuvre (ex : fabrication d’une maquette de reconstitution d’un site préhistorique pour le brevet de paléoanthropologie au cours d’un projet interdisciplinaire SVT/histoire).

Si le travail est jugé satisfaisant par l’enseignant·e et/ou par les autres élèves dans le cadre de restitutions devant la classe, les élèves obtiennent un brevet qui se matérialise par un petit diplôme avec le nom du brevet et l’année scolaire. Si les élèves n’obtiennent pas le brevet car le travail n’est pas fini ou qu’il comporte de trop nombreuses erreurs, les élèves disposent d’un temps de remédiation. Environ toutes les trois semaines, une heure entière est dédiée à la remédiation : les élèves peuvent finir un travail, repasser un brevet, s’entraîner, obtenir de l’aide, corriger des erreurs, reformuler leurs réponses quand l’expression écrite n’était pas claire, etc. Ainsi, les élèves peuvent retravailler leur brevet tout au long de l’année. Les élèves qui ont obtenu leurs brevets ont le droit d’aider leurs camarades et de valider à leur tour l’obtention du brevet.

Dans les bulletins, nous indiquons le nom des brevets que les élèves ont pu obtenir ainsi qu’une appréciation concernant le travail fourni.

4 - Les brevets dans une perspective égalitaire

Les brevets de Freinet correspondent à des disciplines scientifiques et/ou des savoirs artisanaux. Pour Freinet, il suffisait de regarder les brevets obtenus par les élèves pour effectuer de meilleures propositions d’orientation vers des études manuelles ou vers des études intellectuelles plus abstraites (2). Freinet ne prenait pas en compte les déterminismes liés aux stéréotypes de genre, de race et de classe qui sont en jeu dans la réussite scolaire et dans l’orientation. Aujourd’hui, la plupart des manuels continuent de véhiculer ces stéréotypes. Les pages du manuel d’histoire Nathan (collège, édition 2016) qui correspondent à notre brevet de paléoanthropologie en sont un parfait exemple : seuls des hommes ont signé les six textes scientifiques du chapitre et seuls des hommes ont été photographiés en situation d’expertise (maniant un microscope et peignant les reproductions de la grotte Chauvet). Nous voulons que nos brevets donnent des envies de sciences à tou·tes nos élèves. Dès lors, nous prenons soin de choisir nos exemples parmi des scientifiques femmes, hommes, blanc·hes et racisé·es.


Conclusion et perspectives

Expérimentée depuis maintenant deux ans dans nos classes, l’évaluation par brevets montre des effets positifs pour les élèves. Celles et ceux qui rencontrent des difficultés ont la possibilité de se corriger, d’obtenir de l’aide, de s’entraîner de nouveau, et ce tout au long de l’année. Les élèves qui détiennent un brevet et qui sont en position d’aider les autres approfondissent également leurs connaissances du sujet étudié en réexpliquant les consignes, les documents, les manipulations auprès des élèves qui n’ont pas encore le brevet. Enfin, cette évaluation est parfaitement lisible et compréhensible par les élèves, par les parents et par nos collègues. Nous aimerions maintenant développer davantage le pouvoir d’agir des élèves en relation avec l’obtention des brevets. Les pistes à suivre sont nombreuses : un brevet peut donner le droit d’écrire un article sur le sujet dans le journal scolaire ou d’enrichir un article sur l’encyclopédie libre en ligne Vikidia pour les 8-13 ans, de s’occuper librement des végétaux du jardin pédagogique, etc.

 

Notes :

1. Cette idée est parfaitement exprimée dans ce rapport de l’Institut de l’Entreprise : « Miser sur les compétences plutôt que les diplômes en valorisant les “compétences transférables”. L’évolution des métiers est trop rapide pour que la formation initiale s’y adapte dans le même temps, tandis que les compétences génériques ne s’apprennent pas nécessairement à l’école. Ceci implique de fonder le recrutement des salariés sur des critères plus larges que le seul diplôme ou le poste préalablement occupé. Pour pouvoir miser sur un salarié au profil atypique, il faut donc savoir reconnaître des “compétences transférables” d’un secteur professionnel à un autre. Il existe par exemple de nombreux points communs entre les boulangers et les ouvriers de la chimie, si bien que la transition de ces actifs d’un secteur à l’autre est possible – c’est d’ailleurs le cas en Allemagne » (Institut de l’Entreprise, L’emploi à vie est mort, vive l’employabilité, 2014). (retour au texte)

2. « Il nous suffira à nous de prendre le carnet scolaire : tel enfant a conquis le brevet de grimpeur, d’ingénieur de l’eau. Inutile d’orienter cet enfant vers le classique pour le faire mordre aux thèmes ou aux explications de texte. Cet enfant, au contraire, réussira fort bien en mécanique, en travaux pratiques, en calculs modernes. Tel autre a le brevet d’écrivain, de géographie, de lecture, de graveur. À diriger vers l’étude intellectuelle et abstraite. Un autre a le brevet de classeur, de calculateur, de dessinateur : il réussira dans les travaux méthodiques […] Les enfants qui, dans un avenir très prochain, s’en iront avec notre nouveau Certificat d’Études, posséderont un livret d’embauche : un coup d’œil au carnet suffira au chef d’entreprise pour voir ce qu’il doit faire faire au postulant qui aura des chances ainsi d’être mieux placé au poste où il pourra montrer un maximum d’efficience, et où il trouvera d’ailleurs un maximum de satisfaction personnelle » (Freinet, « Brevets et chefs d’œuvre », Brochures de l’Éducation Nouvelle Populaire, n° 42, 1949). (retour au texte)