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bell hooks ou une « pédagogie engagée », non classiste, non (hétéro)sexiste, non raciste

Écrit par : Nassira Hedjerassi, professeure des universités en sciences de l'éducation et cofondatrice de l'Institut bell hooks-Paulo Freire, membre du Laboratoire d'études de genre et sexualité (LEGS, UMR 8238)
Publication initiale :
14 janvier 2020

(voir les autres figures de la pédagogie présentées sur SVT Égalité)

 
(illustration : Clarisse (@clarysking), pour SVT Égalité)

Dans un contexte de rareté de travaux d’élaboration de pédagogie féministe en France, et encore plus d’approches pédagogiques qui interrogent différents rapports sociaux (de classe, de sexe, de race), les réflexions pédagogiques développées par la féministe africaine-américaine bell hooks constituent une ressource précieuse et étaient jusqu’à présent insuffisamment connues faute de traduction en français. Cette situation est enfin en train de changer : après la traduction du chapitre La pédagogie engagée par la revue Tracé, de chapitres dans l’ouvrage collectif coordonné par Manal Altamimi, Tal Dor et Nacira Guénif en 2018, saluons la sortie d’Apprendre à transgresser. L'éducation comme pratique de la liberté, en fin d’année 2019.

Avant de présenter les grandes lignes de sa contribution, je commencerai par quelques éléments contextuels et biographiques sur l’auteure pour situer ses réflexions sur le plan éducatif et pédagogique.


Qui est bell hooks ?

Née en 1952, issue d’une famille populaire (son père, gardien à la poste, sa mère au foyer), elle grandit dans le Sud rural ségrégué des États-Unis dans le contexte des lois Jim Crow, c’est-à-dire du régime de la séparation des espaces (quartiers, logements, transports, commerces, équipements culturels et cultuels, écoles…). Elle connaît alors l’école de campagne en bois, délabrée, réservée aux enfants noir·es. Après le déménagement de ses parents en ville, et la mise en œuvre de la politique de déségrégation, notamment sur le plan scolaire, elle fait l’expérience du « busing », c’est-à-dire du transport en bus des élèves noir·es dans les écoles jusque-là réservées aux élèves blanc·hes, ceci en présence des forces de l’ordre.

Élève particulièrement brillante, elle décroche une bourse qui lui permet de rejoindre l’université prestigieuse et élitiste de Stanford en Californie. Cette expérience s’avère traumatisante, car elle est l’une des rares étudiantes noires, et surtout la seule d’origine rurale et populaire. Le personnel enseignant est exclusivement blanc, et les personnes détentrices du statut de « professeur » sont majoritairement des hommes blancs. Inscrite en études de genre, elle éprouve les limites de cet enseignement : s’il est éventuellement (mais très rarement) question de classe sociale, il n’est jamais question de race. L’oppression posée comme première et universelle est celle de genre. Dans ce contexte, par frustration de n’entendre jamais évoquer des figures noires, elle se lance à l’âge de 19 ans dans des recherches portant sur les femmes noires, qui donnera lieu à l’ouvrage devenu une référence, qui est d’ailleurs le premier essai traduit en français en 2015, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme. Après une thèse sur la romancière africaine-américaine Toni Morrisson, dont le roman L’œil le plus bleu avait été pour elle une révélation durant son adolescence, elle mène une brillante carrière académique, et une carrière d’écrivaine jugée « prolixe » – puisqu’elle est l’auteure de nombreux essais dans différents domaines, mais aussi d’albums pour la jeunesse (notons que la première traduction disponible en français de bell hooks était un album jeunesse, Frisettes en fête), et de recueils de poésie.

                                        

© bell hooks, Happy to be Nappy, ill. Chris Raschka, New York : Jump at the Sun/Hyperion Books for Children, 1999
© bell hooks, Frisettes en fête, trad. Corinne Laven, Paris : Points de suspension, 2001.

bell hooks est le nom de plume que se donne Gloria Watkins, en hommage à ses ancêtres féminines. Elle fait le choix très politique de ne pas utiliser les lettres capitales, pour rompre avec une forme de starisation qui conduit à se préoccuper « non de ce qui est dit mais de qui le dit » (ce qu’explique bell hooks dans son interview avec Helma Lutz).


Entre pédagogie critique et pédagogie féministe, une pédagogie de la conscientisation imbriquant diverses oppressions

Si le domaine d’études de bell hooks n’est pas celui de l’éducation, la question éducative est toutefois présente dans toute son œuvre car pour elle, cette problématique est centrale. Par exemple, dans son deuxième essai, dernièrement traduit en français, De la marge au centre. Théorie féministe, un chapitre est consacré à l’éducation féministe (« Éduquer les femmes : un objectif féministe », p. 209-220). Les travaux du pédagogue et philosophe de l’éducation brésilien Paulo Freire ont inspiré sa propre conception et praxis pédagogique, et les titres de sa trilogie dédiée plus spécifiquement aux considérations pédagogiques : Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom (1994) ; Teaching Community: A Pedagogy of Hope (2003) ; Teaching Critical Thinking: Practical Wisdom (2010). Si elle reprend cet héritage, elle adjoint les dimensions du genre aux catégories de classe sociale et de race. En effet, en dialogue avec Paulo Freire, elle souligne un point aveugle, celui du genre – comme c’est le cas d’autres penseurs de la décolonisation comme Franz Fanon ou Albert Memmi.

De même, sur le plan féministe, ce qu’apporte bell hooks, c’est plus d’inclusion, par une prise en compte de la pluralité des oppressions et de la diversité des expériences sociales que vivent les femmes. Comme le souligne la Québécoise Claudie Solar – l’une des trop rares chercheuses francophones en éducation ayant contribué à une réflexion en pédagogie féministe –, l’ouverture à la diversité des oppressions, la critique du racisme dans la pensée féministe enrichissent la pédagogie féministe d’éléments qu’elle juge innovateurs (Dentelle de pédagogies féministes).

Bien plus, bell hooks forge l’expression difficilement traduisible en français de « patriarcat capitaliste suprémaciste blanc » (« the white supremist capitalist patriarchy »), système qui structure la société états-unienne. Pour parer les critiques qu’elle-même adresse aux féministes blanches comme aux intellectuel·les de la communauté noire, elle met en avant le caractère inséparable des différentes oppressions à l’intersection desquelles les femmes noires se trouvent. Il s’avère difficile de distinguer entre oppression de classe, de race ou de sexe (entendus dans le sens de construction sociale) car elles s’exercent simultanément sur la vie des femmes noires. Ces dernières sont prises dans le système d’oppression raciste caractéristique, pendant des siècles et aujourd’hui encore, de la société états-unienne. Elles sont prises également dans le système patriarcal, construit par les hommes blancs, mais bien « assimilé » par la communauté noire (les hommes comme les femmes). La dévalorisation des femmes noires, produite par ce système patriarcal blanc, se serait construite pendant la période de l’esclavage et aurait perduré bien au-delà.

L’intérêt de bell hooks pour nous est la proposition d’une pédagogie croisant et articulant notamment la triple dimension de classe (sociale), de race et de sexe (entendus dans le sens de construction sociale). Dès lors, la pédagogie se doit d’interroger, et de viser à « transgresser » tout à la fois le classisme, le racisme et le sexisme.


Une pédagogie de la transgression pour la libération

Pour bell hooks, la salle de classe doit (re)devenir, par la pratique enseignante, un lieu de libération pour toutes et tous, et en particulier pour les étudiantes et étudiants noir·es issu·es des classes populaires. La visée première est d’éduquer femmes comme hommes, blanc·hes comme noir·es, pauvres comme riches, de les amener à comprendre comment jouent et nous structurent ces différentes formes de domination, que ce soit le racisme, l’(hétéro)sexisme, le classisme, l’âgisme, le validisme, etc., pour s’en libérer. Mettre au premier rang cette exigence politique, c’est viser un tout autre rapport au savoir, détaché d’un exercice du pouvoir. Reprenant ce principe, bell hooks pose la nécessité de changer radicalement les rapports pédagogiques afin de construire dans la classe avec les étudiant·es une vraie communauté d’apprenant·es, en leur accordant une place comme sujets. bell hooks s’inscrit en rupture avec le modèle traditionnel qui place l’enseignant·e en surplomb des élèves ou des étudiant·es, qui seraient dans une posture de silence, d’écoute et d’absorption de ses paroles. Il s’agit de rompre avec un rapport de pouvoir et d’autorité : « […] les professeur·es n’ont pas besoin d’être des dictateurs/trices dans leur classe », écrit-elle dans Teaching To Trangress (p. 18).

C’est pourquoi, la forme du dialogue est privilégiée. Une telle transformation des interactions s’avère peu confortable, notamment pour les enseignant·es. En effet, « Une grande majorité de nos professeur·es utilisent souvent la classe pour accomplir des rituels de contrôle qui portent sur la domination et l’exercice injuste du pouvoir » (op. cité, p. 5). L’enjeu de la subversion du rapport hiérarchique qui domine dans les relations d’enseignement et de formation est de (re)susciter l’appétit d’apprendre et de comprendre, de (trans)former le rapport des apprenant·es aux lieux de savoir et d’apprentissage, au(x) savoir(s). Pour bell hooks, la salle de classe ou de cours, loin de cet espace de l’ennui manifeste qu’elle est (devenue), devrait être un lieu de vie, voire de « l’extase ». Elle va plus loin encore : puisque pour elle l’amour, voire même « l’éros », a toute sa place dans la salle de classe.

La conscientisation des différentes oppressions à l’œuvre et l’adoption de postures critiques, pour décoloniser son esprit et plus largement les savoirs, passent par une transformation radicale des curricula. Ainsi, les programmes d’enseignement devraient à la fois être plus inclusifs et donner lieu à un questionnement « qui inclue la prise de conscience de la race, du sexe et de la classe sociale » (op. cité, p. 39). bell hooks prend l’exemple d’une enseignante blanche qui introduirait certes dans son corpus des romans de l’Africaine-Américaine Toni Morisson, mais qui omettrait par exemple d’intégrer dans sa lecture de cette œuvre la dimension de race.


Une source d’inspiration pour nos pratiques enseignantes et nos praxis éducatives

La réflexion de bell hooks est stimulante car elle inscrit la nécessité de penser la pédagogie comme pratique de la liberté, dans la référence à Paulo Freire, mais d’un point de vue radical et féministe, qui défie la société états-unienne « (hétéro)patriarcale, raciste et capitaliste ».

L’enjeu politique de sa pédagogie engagée est de rompre avec l’invisibilisation et la mise sous silence des opprimé·es, notamment les femmes noires analphabètes, de donner la parole aux sujets les plus minorisés, de leur (re)connaître un pouvoir propre d’agir, ressort de leur empowerment. Sa réflexion permet de tramer ensemble les considérations pédagogiques et les enjeux épistémologiques et politiques.

 

Références bibliographiques

– Altamimi Manal, Dor Tal et Guénif-Souilamas Nacira (dir.), Rencontres Radicales. Pour des dialogues féministes décoloniaux, Paris : Éditions Cambourakis, Collection Sorcières, 2018.
– hooks, bell, Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom, New York : Routledge, 1994.
– hooks, bell, Teaching Community: A Pedagogy of Hope, New York : Routledge, 2003.
– hooks, bell, Teaching Critical Thinking: Practical Wisdom, New York : Routledge, 2010.
– hooks, bell, La pédagogie engagée (texte présenté et traduit par C. Fourton), Tracés. Revue de Sciences humaines, 2013, 25, p. 179-190.
– hooks, bell, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, Paris : Cambourakis, 2015 [1981].
– hooks, bell, De la marge au centre. Théorie féministe, Paris : Cambourakis, 2017 [1984].
– hooks, bell, Apprendre à transgresser. L'éducation comme pratique de la liberté, Montréal  : M éditeur et Paris  : Éditions Syllepse, 2019 [1994].
– Lutz, Helma, Feminist theory in practice: An interview with bell hooks: Encounter with an impressive female academic fighter against multiple forms of oppression, Women's Studies International Forum, vol. 16, n°4, 1993, p. 419-425.
– Solar Claudie, Dentelle de pédagogies féministes, Revue canadienne de l’éducation, 1992, vol. 17, n°3, p. 264-285.