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Pour une prise en compte des élèves intersexes

Publication : 12/01/2017

Écrit par : Loé Lis, activiste intersexe et trans, membre du Collectif Intersexes et Allié.e.s, de l'Organisation Internationale Intersexe, et de OUTrans

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Intersexuation
Éducation à la sexualité

Définition de l’intersexuation selon l’ONU : « Les personnes intersexes sont nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins. »
NB : Les personnes non intersexes sont dites « dyadiques ».

 

Pourquoi parler de l’intersexuation dans l’Éducation nationale ?

Les variations intersexes sont découvertes en général lors de la minorité des personnes : dès la naissance, lors de l’enfance, ou à l’adolescence. Quoi qu’il en soit, il s’agit de périodes où l’enfant va passer ou passe la majeure partie de son temps social dans des établissements scolaires. La réaction sociale et médicale varie en fonction de l’âge de l’enfant, de la réaction des parents, et, bien sûr, de la nature de la variation.

L’intersexuation est en effet un terme parapluie qui recouvre des variations très nombreuses et très différentes. Si le DSM-5 et l’OMS rangent toujours les situations d’intersexuation dans la catégorie des « troubles du développement sexuel », alimentant le sentiment de légitimité à intervenir sur des corps intersexes, l’Organisation internationale intersexe Europe rappelle pourtant sur son site InterVisibility : « Nos corps et nos caractéristiques sexuelles sont des variations saines et naturelles des sexes humains. » Cela signifie qu’il ne s’agit pas de pathologies. Les personnes intersexes ne sont pas malades, leur situation ne requiert donc pas d’intervention médicale.

 

Parce que les réalités intersexes sont diverses, les grandes lignes décrites dans cet article ne sont aucunement exhaustives et se veulent des idées générales à avoir en tête lorsque, en tant que personnel éducatif, on cherche à tenir compte de cette question.

Les enfants, les adolescent·es intersexes existent. Selon toute probabilité, vous en avez dans votre établissement. On estime à 2 % la proportion de personnes intersexes dans la population globale : faites le calcul. N’oubliez pas : vous ne serez probablement pas en mesure d’identifier un·e élève intersexe par vous-même. C’est à vous de construire un espace et un discours qui lui fasse se sentir en sécurité et respecté·e.

Il est aussi essentiel de réaliser que participer à l’invisibilisation des personnes intersexes, c’est valider leur stigmatisation, construire les discriminations dont illes sont et seront victimes de la part de celles et ceux qui sont aujourd’hui vos élèves. Pour peu que certain·es deviennent médecins, vous aurez contribué à légitimer les mutilations qu’illes infligeront peut-être à leurs futur·es patient·es. La même remarque vaut, et de façon bien plus massive, pour celles et ceux qui deviendront parents. Les personnels éducatifs ont la responsabilité aussi de protéger, ici et maintenant, les enfants – les élèves – intersexes, des violences qu’illes subissent. En voici une liste... indicative.

 

Violences familiales et médicales

C’est d’abord avec l’accord des parents – parfois extorqué sous la pression par les médecins – parfois à leur demande, que les enfants et adolescent·es intersexes sont le plus souvent mutilé·es, opéré·es et soumis·es à des « traitements » hormonaux lourds.

Les opérations et mutilations ne sont pas une intervention ponctuelle, à la naissance, comme on le croit souvent. Elles sont parfois répétées, multipliées, durant toute l’enfance et l’adolescence – certain·e·s enfants sont opéré·e·s plusieurs dizaines de fois. Les opérations comme les traitements hormonaux peuvent également générer des problèmes de santé autres, entraînant en chaîne d’autres absences pour maladie ou hospitalisation.

On sait que la famille n’est pas le sanctuaire qu’elle prétend être ; la plupart des violences sur enfants (psychologiques, physiques, sexuelles) ont lieu en son sein (plus de 80 % selon la Haute Autorité de Santé, « Maltraitance chez l'enfant », 2014). Pour les jeunes intersexes, cela se vit très concrètement : ce sont en dernier lieu les parents qui décideront de la poursuite ou non des actes médicaux ; mais ce sont aussi les parents qui tiendront, souvent, des discours stigmatisants, effrayés ou dégoûtés, sur le corps de leur enfant. Ce sont aussi les proches qui pourront se livrer à des violences physiques ou sexuelles, avec cette facilité supplémentaire apportée par le fait qu’on ait inculqué à leurs victimes que leur droit à l’intégrité physique, le respect de leur consentement, ne compte pas. En effet, les actes médicaux non consentis, intrusifs et appliqués à des parties génitales, peuvent donner très tôt à un·e enfant un sentiment d’aliénation de son propre corps : les autres peuvent le toucher sans son accord… Ces adultes diront d’ailleurs, toujours, que c’est pour son bien et que ce n’est pas grave. En d’autres termes, les violences médicales déroulent le tapis rouge pour les violences d’autres natures.

Or, alors que pour d’autres cas de violences, comme les mariages forcés ou l’excision, il existe des consignes de surveillance données au personnel éducatif, il semble que la protection des enfants et adolescent·es intersexes soient toujours hors des radars. Pourtant des signes peuvent alerter : des absences fréquentes, des problèmes de santé dont on ne donne pas les détails – indice qu’il peut y avoir un lien avec les organes génitaux –, des hospitalisations, des dispenses d’activité sportive (liées à la terreur du harcèlement dans les vestiaires vécue par les enfants ou anticipée par les parents, ou à des situations post-opératoires nécessitant une convalescence physique), des enfants qui se replient sur eux/elles-mêmes ou font preuve de violence envers eux/elles-mêmes (voir plus bas) ou les autres, des parents sur la défensive, isolant leur enfant…

 

Violence des pairs

En plus des violences subies dans la famille, les jeunes intersexes doivent souvent faire face à un harcèlement de la part de leurs pairs – les autres élèves –, en particulier à l’adolescence.

Une puberté précoce, l’absence de puberté ou une puberté atypique font l’objet de violences, psychologiques et verbales, mais aussi parfois physiques, voire sexuelles. Le degré de violences subies par les élèves de la part de leurs pairs en milieu scolaire est largement sous-estimé par la plupart des personnels éducatifs. La prévalence du suicide chez les adolescent·e·s non conformes à leur genre (LGBTIQ+), de 2 à 7 fois supérieur à celui de leurs condisciples selon les études, devrait pourtant inciter à davantage de volontarisme.

L’adolescence, et en particulier le collège, est une période critique pour les intersexes. Qu’illes soient déjà informé·es de leur condition ou qu’illes la découvrent à cette occasion, c’est une période d’accélération des violences médicales et sociales. Les adolescent·es sont en effet obsédé·es – et encouragé·es socialement à cette obsession – par la transformation de leurs corps et leur conformité au normes de genre. La performativité du genre – c’est-à-dire le fait d’adopter de manière répétée des attitudes, des comportements, un langage, des marqueurs physiques et d’habillement, qui correspondent à un genre social donné – tourne à la caricature et trace des lignes entre les groupes, déterminant des critères de stigmatisation. Les intersexes ne peuvent que dans de rares cas « passer » pour dyadiques, alors que leur apparence, leur vécu s’éloignent de plus en plus et de façon de plus en plus claire de celui de leurs pairs. Des personnes assignées filles qui n’ont pas de seins, pas leurs règles, une pilosité importante, des personnes assignées garçons qui ne développent pas de pilosité, dont le sexe ne correspond pas aux critères de masculinité… seront harcelées par les autres élèves, soucieux/ses de se conformer aux modèles normés de féminité ou de masculinité et voulant se démarquer de ces « déviant·es », « anormales/aux », « faux… », les insultes homophobes, les plus courantes au collège, s’abattant au passage.

Par ailleurs, les jeunes intersexes, ressentant souvent vivement leur non-conformité au genre qui leur a été assigné, peuvent être également transgenres (voir Aborder la question transidentitaire à l’école : quelques pistes). Il semble bien qu’il y ait une proportion de personnes trans plus importante chez les intersexes que dans la population globale. C’est donc aussi de comportements et propos transphobes que des jeunes intersexes peuvent être victimes.

Ces violences conduisent à l’isolement social des jeunes intersexes, qui ne peuvent en général pas partager leur réalité et, volontairement ou non, s’enfoncent dans le silence et la solitude.

 

La violence contre soi-même

Toutes ces violences, familiales et sociales, alimentent des comportements à risques, addictifs, des risques de développement de dépressions voire de pathologies psychologiques graves.

Perçu·es et traité·es comme des monstres, perdant toute souveraineté sur leur corps, les enfants et adolescent·es intersexes peuvent retourner cette violence contre eux/elles-mêmes. Troubles alimentaires, drogues, alcool, automutilation, tentatives de suicide…

S’il n’existe pas encore d’études sur les comportements des jeunes intersexes, on peut considérer qu’ils correspondent aux comportements d’autres enfants et adolescent·es victimes de violences. Par exemple, chez les jeunes enfants, l’incontinence est un symptôme fréquent.

Il est important de ne pas confondre le symptôme et la cause réelle. Ainsi, les comportements addictifs ne sont pas nécessairement le problème premier, mais bien plutôt une indication d’un problème plus profond.

On ne saurait trop rappeler que même s’ils sont acceptés socialement, les actes médicaux non consentis librement demeurent une violence : physique, et ici, sexuelle. Il convient donc d’avoir à l’esprit que les comportements des enfants et des adolescent·es intersexes peuvent se rapprocher de ceux de victimes de violences de ce type – y compris dans l’autodestruction et dans l’exposition à de nouveaux dangers (voir Muriel Salmona, « Mécanismes », site de l'association Mémoire traumatique et victimologie).

 

La violence des programmes et des ressources

En tant que personnel éducatif, il est donc extrêmement important de créer un espace où les jeunes intersexes peuvent s’exprimer sans crainte – et notamment poser des questions, par exemple via des urnes libres. Pour cela, créer un climat de confiance passe par remettre en question les programmes et les ressources sur lesquels nous nous appuyons (voir la liste de ressources sur l’intersexuation recommandée par le Collectif intersexes et allié·es sur son site).

Les documents, qu’ils soient inclus dans des manuels, comme en SVT, ou dans des documentaires d’accès libre (Dico des ados/des filles/des garçons..., ouvrages divers sur la puberté disponibles dans les CDI et médiathèques), ont comme points communs :
1. L’invisibilisation des variations intersexes : les sexes sont présentés comme binaires et bien délimités, complémentaires et en miroir. Des tableaux et des courbes montrant des « développements normaux » (alors qu’il s’agit de moyennes) d’une violence extrême pour les personnes qui ne rentrent pas dans les statistiques – intersexes ou non.
2. La pathologisation et la stigmatisation des variations, indiquées, quand elles le sont, comme des « syndromes », des « malformations », des « dysfonctionnements », renforçant la silenciation des personnes concernées.
3. L’incapacité à tenir compte de ces variations comme étant durables et comme des réalités avec lesquelles les enfants et adolescent·es – concerné·es ou non – doivent vivre. Cela prend la forme d’un discours selon lequel « tout va rentrer dans l’ordre bientôt », « les problèmes sont transitoires », etc.

Il est utile de préciser que la binarité et la normativité passent par les représentations normées des organes génitaux, mais pas seulement : il s’agit aussi de toutes les caractérisations des caractères sexuels secondaires (pilosité, poitrine, voix…), de l’évocation de normes concernant d’autres effets corporels : par exemple les règles, leur existence, leur durée, leur régularité, etc. Enfin, alors que la plupart des intersexes sont stériles, l’injonction à la reproduction comme « finalité naturelle », comme un « but de la nature », comme un désir universel, peut être extrêmement dure à vivre.

Encore une fois toute cette pathologisation légitime, renforce et construit les discriminations et les violences dont sont et seront victimes les enfants et adolescent·e·s intersexes. Pour finir, laissons la parole aux intersexes eux et elles-mêmes (extraits issus des comptes rendus de la délégation aux droits des femmes, table ronde « Les enfants à identité sexuelle indéterminée » (12 mai 2016).

 

Les réalités des enfants et ados intersexes

« J’ai été déclaré garçon par défaut. Dès l’âge de six ans, j’ai subi des interventions chirurgicales sans jamais que l’on me dise ou que l’on dise à mes parents ce que l’on me faisait. Je ne connaîtrai donc jamais la réalité de ma situation car je n’ai obtenu qu’une toute petite partie de mon dossier médical. Selon cette partie de mon dossier, je n’aurais subi que trois opérations alors que j’ai dix cicatrices au bas-ventre. Pendant les rendez-vous trimestriels à l’hôpital, j’étais traité comme un monstre de foire et les médecins examinaient toujours mes organes génitaux, prenaient des photos et me montraient nu aux étudiants. Très jeune, j’ai eu des injections de testostérone que je ne supportais pas. Les médecins m’ont retiré ce qui ne leur convenait pas et ont tenté de fabriquer ce dont ils avaient envie.

À seize ans, j’ai refusé tout traitement. Depuis l’âge de dix-huit ans, je suis souvent sous anxiolytiques, antidépresseurs, alors qu’avant d’être mutilé, j’étais un enfant en bonne santé. Comment se construire sereinement quand on n’a pas le droit de dire ce qu’on ne nous a pas dit que nous étions ? Aujourd’hui, j’ai cinquante-et-un ans et toujours des douleurs : je souffre d’infections urinaires, j’ai des lésions neurologiques liées aux chirurgies, qui me font souffrir en permanence et m’obligent à marcher avec une canne. Ne pensez pas que le terme de torture pour ce que j’ai subi soit disproportionné. J’ai été torturé, et mes tortionnaires – avec la complicité de l’État – s’en félicitent. » (Vincent Guillot)

 

« Déclarée fille à la naissance, j’ai grandi sans avoir conscience d’être intersexe malgré des difficultés de comportement. J’étais traitée de « garçon manqué » et je rejetais les filles. À l’adolescence, je n’ai pas eu de puberté. En 1988, à l’âge de dix-sept ans, j’ai décidé de consulter une gynécologue pour débloquer ma puberté, mais je n’avais pas conscience d’avoir un problème d’hermaphrodisme. Ce médecin m’a prescrit un examen de sang pour un dosage hormonal. […] Après cet examen, on m’a proposé un examen coelioscopique des ovaires, à l’aide d’une caméra et sous anesthésie générale. […] On m’a demandé ensuite de revenir à la clinique pour une exploration des ovaires. Lors de cette deuxième hospitalisation, le chirurgien m’a reçue la veille de l’intervention, un dimanche soir, alors que le service des consultations était fermé, pour me faire signer une autorisation lui permettant de retirer tout ce qui devait l’être pour raison médicale. J’ai signé ce document alors même que j’étais mineure à l’époque, et sans accord parental ! Une nouvelle fois, j’ai été anesthésiée puis hospitalisée pendant plusieurs jours […]. On m’a seulement demandé d’aller voir mon médecin traitant, dix jours plus tard, pour retirer les fils. Après ce délai, je me suis rendue en toute confiance chez mon médecin de famille qui a été profondément choqué lors de la découverte de la nouvelle par courrier. C’est lui qui m’a expliqué que l’on m’avait retiré les ovaires pour m’éviter un cancer. Lors de cette consultation, j’étais dans un tel état de choc que je n’ai pas tout retenu de ses explications, mais quelques mots m’ont marquée comme « dysgénésie gonadique XY », « pseudohermaphrodisme », « rarissime », « monstrueux ». Je suis sortie de cette consultation complètement anéantie, avec pour seule identité le fait que j’étais un monstre qui ne devait pas se révéler aux autres. Je suis entrée dans la vie adulte sous cette identité. » (anonyme)

 

« Je suis né en situation d’intersexuation, sans que cela entraîne un doute quant au sexe juridique que l’on m’a assigné à l’état civil : le sexe masculin.

Les professionnels de la naissance ont simplement fait part à mes parents d’une « malformation bien connue ». Mes parents étaient des parents aimants. Ils m’ont fait suivre par un pédiatre de ville, comme la plupart des enfants, pour accompagner mon développement et suivre ses conseils en matière de vaccination, de diversification alimentaire, etc. Il est indiqué, dans mon carnet de santé, que j’étais un enfant en parfaite santé. Le pédiatre connaissait ma situation d’intersexuation dès ma naissance, mais ce ne fut jamais nommé comme cela. Il proposa à mes parents de rencontrer des spécialistes des questions d’intersexuation, même si elles n’étaient pas ainsi dénommées à l’époque. Parmi ces spécialistes, il y avait un chirurgien, un urologue, un chirurgien-urologue et un endocrinologue. À neuf mois, j’ai subi mes premiers examens médicaux : échographie, génitographie, prise de sang afin de réaliser un caryotype, bilans hormonaux.

Après ces premières épreuves, le bilan médical est faible : il n’y a pas de maladie, seulement des hypothèses d’explications étiologiques [c’est-à-dire sur les causes]. D’autres bilans sont alors entrepris pour approfondir les analyses génétiques. Ces techniques ont commencé à être développées au début des années 1980. Ces bilans consistent alors en une biopsie de ma peau dans la sphère génitale ; je subis d’autres prélèvements sanguins. À l’époque, j’ai deux ans et mes parents n’ont pas accès aux échanges entre médecins. C’est à ma demande, après la loi dite Kouchner de 2002, que j’ai eu communication de mon dossier et que j’ai pu reconstituer cette démarche médicale.

Les médecins proposent à mes parents une correction chirurgicale à un problème de « tuyauterie », pour faire correspondre mon anatomie aux standards de l’anatomie du sexe masculin. Mais, avant la chirurgie, il fallait une préparation chirurgicale pour faciliter le champ opératoire. Il s’agissait de grossir artificiellement mon sexe avec de la testostérone. J’ai reçu plusieurs injections de testostérone et quotidiennement, mes parents devaient me passer localement de la pommade à base de testostérone.

À trois ans, je subis ma première chirurgie dans un CHU parisien. Au total, j’ai subi sept interventions entre trois ans et huit ans. Cela consistait en des hospitalisations d’une dizaine de jours, le plus souvent pendant les vacances, à Noël, au printemps, en été. Je suis né en juillet et j’ai passé de nombreux anniversaires à l’hôpital... Certaines de ces opérations ont été effectuées en urgence, dans un contexte de septicémie, des suites des précédentes opérations.

Qu’est-ce que cela veut dire, être hospitalisé pour de la chirurgie de la sphère génitale quand on a trois, quatre, cinq, six, sept ans ? Cela signifie des douleurs, des contentions, car il faut éviter que l’enfant ne touche aux dispositifs médicaux, ce sont des sondes urinaires, des infections, des odeurs, et un profond sentiment d’abandon. À l’époque, les parents ne pouvaient pas rester dormir à l’hôpital.

Pourtant, sur le plan de mon développement, je suis régulièrement scolarisé, j’ai une vie affective et sociale tout à fait agréable, je n’ai pas de problème de santé. Mon parcours chirurgical se conclut à douze ans. Le chirurgien, très satisfait de son travail, m’a alors posé uniquement deux questions : est-ce que j’urinais debout ? Est-ce que mon érection était droite ? Mais ce n’était pas la fin du parcours médical. La testostérone, qui devait développer mes caractères masculins, a eu pour conséquence un avancement de l’âge osseux et le déclenchement d’une puberté à onze ans. Aussi, chaque année, entre cinq ans et douze ans, j’ai dû réaliser des radiographies pour surveiller l’avancement de ma croissance, le risque étant que le traitement hormonal conduise à ralentir ou arrêter ma croissance. Par chance, cela ne s’est pas réalisé.

Les décisions à prendre semblaient évidentes aux professionnels de santé, mais ils n’avaient pas conscience de ce que cela pouvait signifier pour un enfant ou un adolescent. Petit, je ne me souviens pas. Les enfants bénéficient d’une amnésie. Il n’en reste pas moins des traces physiques et psychiques qui surgissent plus tard sous la forme de traumatismes. En âge scolaire, je me souviens de mes questionnements. On attend des petits garçons qu’ils urinent debout, les toilettes des écoles sont faites comme ça. Or il m’était difficile de le faire, la construction du néo-urètre étant de piètre qualité. J’ai pris alors conscience de la fiction de la binarité des sexes. Puis, j’ai subi les premières humiliations lors des sorties scolaires ou sous les douches. Dès le CM1, j’ai débuté ma puberté : j’avais une pilosité très précoce. J’ai alors arrêté toute pratique sportive collective pour éviter les douches. Je me disais que j’étais simplement en avance et que le temps passerait. Je me disais aussi que mon sexe allait grandir pour ressembler à un sexe d’homme. La puberté entraîne des reconfigurations physiques et psychologiques et l’avènement du désir sexuel génitalisé, mais pas quand on n’a que onze ans !

Conscient de la différence anatomique et des attendus sociaux de la masculinité, je me suis engagé corps et âme dans la construction de ma virilité : je pratiquai des sports, je développai mes aptitudes physiques, je me lançai dans la compétition. J’ai vécu comme cela jusqu’à mes trente-quatre ans, mon corps devait répondre aux stéréotypes masculins.

Mes premières amours, à quinze ans, m’ont conduit à parler à un tiers, pour la première fois, de mon histoire médicale. Je n’avais alors pas ou peu de mots pour évoquer cela. Mes premières expériences sexuelles ont été catastrophiques avec, déjà, des douleurs. La honte pèse, le silence est roi. » (Mathieu Le Mentec)

Quelques ressources générales sur l'intersexuation

– Les vidéos de Audr XY, Il y a une couille avec votre fille, depuis 2018.
– Le site du Collectif intersexes et allié·e·s (CIA), et notamment Loé Lis, « Au-delà du médical, l'oppression sociale des personnes intersexes », 19 septembre 2017.
– Le film documentaire Ni d’Ève ni d’Adam. Une histoire intersexe de Floriane Devigne, 2018.
– La campagne Stop mutilations intersexes du CIA, 2018.
– Le blog Témoignages et savoirs intersexes.
« À qui appartiennent nos corps ? Féminisme et luttes intersexes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, 2008/1.
– Le site de l'Organisation internationale des intersexes (OII).
– Le film Intersexion (en anglais) de Grant Lahood, 2012, 1h08. Entretiens avec des personnes intersexes.
– Janik Bastien Charlebois, De la lourdeur d'écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes quand on est soi-même intersexe, Observatoire des transidentités, 2 septembre 2016.