Paulo Freire : un pédagogue face à l’injustice sociale
Publication : 27/05/2018
Écrit par : Irène Pereira
Chercheuse en sociologie et en philosophie, habilitée à diriger des recherches, Irène Pereira enseigne la philosophie à l'ÉSPÉ de Créteil. Cofondatrice et coprésidente de l'IRESMO (Institut de recherche, d'étude et de formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux), elle travaille tout particulièrement sur les thèmes du féminisme, de la gauche radicale et des mouvements libertaires. Elle a écrit de nombreux ouvrages dont Les grammaires de la contestation (La Découverte, 2010). Irène Pereira est également investie en sciences de l'éducation et participe activement à la diffusion de la pédagogie critique en France. C'est le thème de son dernier livre, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s, paru en janvier 2018 aux éditions Libertalia.
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Paulo Freire a sans doute été le pédagogue le plus important de la seconde moitié du XXe siècle. Son œuvre continue encore aujourd’hui à inspirer un grand nombre de personnes dans le monde pour lutter contre les injustices sociales.
Un pédagogue au service des opprimés
Paulo Freire est né en 1921 au Brésil. Il est issu d’une famille de la classe moyenne frappée de plein fouet par la crise économique. Du fait des difficultés sociales auxquelles il est confronté, il poursuit péniblement ses études. C’est son épouse institutrice, Elza Oliveira, qui l’initie à la question éducative.
Sa renommée pédagogique, Paulo Freire l’acquiert au travers d’une méthode d’alphabétisation pour adultes qu’il met au point. Cela conduit le président du Brésil à lui confier la responsabilité d’une campagne d’alphabétisation. Mais le projet ne peut être mené à son terme, car en 1964 a lieu un coup d’État. Paulo Freire est expulsé de son pays.
En 1968, il écrit son livre majeur, publié en 1970, Pédagogie des opprimés. Selon une étude récente, c’est le troisième ouvrage le plus cité au monde dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS).
Paulo Freire continue à mener son activité à l’étranger, et en particulier des campagnes d’alphabétisation dans différents pays comme le Chili ou la Guinée-Bissau. En 1980, il est autorisé à retourner au Brésil. En 1989, il devient secrétaire de l’éducation de la ville de São Paulo et réorganise l’instruction primaire avant de quitter ses fonctions en 1991.
Avant son décès en 1997, ses derniers engagements se situent dans la critique du néolibéralisme économique. Actuellement, en France, seul son dernier ouvrage publié de son vivant est accessible, à savoir Pédagogie de l’autonomie (Érès, 2013).
Une réception mondiale
En France, lorsque Paulo Freire n’est pas oublié, il est réduit à un pédagogue des années 1960-1970 qui s’est engagé dans l’alphabétisation des adultes. Mais dans de nombreux pays du monde, encore actuellement, Paulo Freire est vu comme un pédagogue majeur et une référence très vivante.
Son œuvre bénéficie d’une importante réception aux États-Unis, en Amérique latine, dans plusieurs pays européens (Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Portugal…), dans des pays d’Afrique (Guinée-Bissau, Afrique du Sud...), en Australie…
Son œuvre a inspiré des courants tels que la pédagogie critique (aux États-Unis à partir des années 1980), la pédagogie féministe, la pédagogie queer, la pédagogie antiraciste ou encore décoloniale…
Pour tou·te·s les pédagogues qui se réclament de Paulo Freire, celui-ci symbolise une conception pédagogique dont l’objectif est la transformation de la société, le développement de la prise de conscience et du pouvoir d’agir pour lutter contre les injustices sociales.
La pédagogie comme praxis
Il faut bien comprendre que la pédagogie de Paulo Freire n’est pas un ensemble de techniques ou une méthode. C’est un point sur lequel Paulo Freire a beaucoup insisté et qui le différencie sur ce plan d’autres pédagogues.
La pédagogie est pour lui une praxis. C’est l’articulation entre la théorie et la pratique. Car une pratique sans théorie est aveugle et une théorie sans pratique est impuissante.
De fait, il est fondamental, lorsqu’on désire s’inspirer de l’œuvre de Paulo Freire, d’avoir avant tout en tête l’esprit de son œuvre, plutôt que d’y chercher des recettes. Le pédagogue brésilien a lui-même mis en garde contre une lecture qui se contenterait de le reprendre tel quel sans prêter attention à l’adaptation des pratiques à un contexte spécifique.
L’objectif de la pédagogie de Paulo Freire, c’est le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique. Dans la conscience quotidienne, les opprimé·e·s peuvent avoir conscience de leur situation d’oppression. Mais la conscience critique consiste à acquérir une explication sociale de cette situation d’oppression. Dans la conscience critique, les opprimé·e·s ne perçoivent plus leur situation comme un destin individuel, mais comme une condition sociale liée à des rapports sociaux.
Les grands principes de la pédagogie de Paulo Freire
Il existe deux dimensions qui restent très fortement associées à l’œuvre de Paulo Freire. La première c’est la place de l’expérience vécue. L’enseignant·e s’appuie sur l’expérience vécue des élèves ou sur sa propre expérience vécue pour favoriser l’apprentissage et la prise de conscience des rapports sociaux.
La seconde pratique est celle du dialogue. Cette dimension est centrale pour Paulo Freire pour plusieurs raisons. Le dialogue lui apparaît comme la pratique qui permet de développer l’esprit critique. C’est également une activité démocratique. En effet, l’enseignant·e qui accepte de dialoguer avec ses élèves remet en cause la relation verticale et unilatérale. Elle ou il les considère comme des personnes, des sujets, et non comme des objets. Car on ne dialogue pas avec des subordonné·e·s, on leur commande.
Si l’enseignant·e avance une certaine lecture du monde dans le dialogue, une certaine lecture politique, orientée vers la lutte contre les discriminations, il ne s’agit pas d’une transmission verticale : il s’agit de favoriser une discussion autour des propos avancés. De susciter le questionnement et les objections. D’être capable d’y répondre.
La pédagogie de Paulo Freire entend ainsi lutter contre la « culture du silence » dans les institutions éducatives et la soumission à l’autorité, pour que les personnes osent faire entendre leur voix et ne se taisent pas face à l’oppression.
Les malentendus dans la réception de la pédagogie de Paulo Freire
Si Paulo Freire tend à être quelque peu oublié en France, lorsque néanmoins il est cité, il fait aussi l’objet de malentendus.
Souvent rapproché de l’éducation nouvelle, Paulo Freire affirme néanmoins lui-même ne pas se situer directement dans ce mouvement. En effet, son objectif n’est pas en soi de transformer la pédagogie, mais de transformer la société.
En outre, Paulo Freire a effectué une critique de la pédagogie bancaire, entendue comme une pédagogie de transmission de connaissances qui considère qu’instruire c’est déposer un capital dans l’esprit des apprenant·e·s. Néanmoins, Paulo Freire s’élève contre une interprétation qui consiste à croire qu’il réduit le rôle de l’enseignant·e à celui de facilitateur ou facilitatrice. Pour lui, l’enseignant·e doit pleinement assumer son rôle dans la directivité de l’enseignement.
De même, le fait de s’appuyer sur l’expérience vécue des apprenant·e·s ou sur le dialogue ne conduit pas l’enseignant·e à renoncer à défendre des thèses. Il ne peut pas y avoir en effet de pédagogie critique si l’enseignant·e ne développe pas un propos nourri d’une connaissance scientifique du monde.
L’actualité de la pédagogie critique de Paulo Freire
D’abord tournée vers la conscientisation des opprimé·e·s, aujourd’hui la pédagogie critique s’oriente également vers la prise de conscience par les privilégié·e·s de leur propre situation pour leur permettre de devenir des allié·e·s dans le combat contre les oppressions.
Cette prise de conscience de ses oppressions et de ses privilèges est nécessaire dans une conception de la pédagogie critique qui admet l’existence d’une pluralité d’oppressions – classiste, sexiste, raciste, validiste, LGBTQIphobe.
Pour en savoir plus
– Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·e·s, Paris : Libertalia, 2018.
– Nombreux articles sur ce thème sur le site Questions de classe(s)