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Pédagogie inclusive ou pédagogie de la diversité ?

Publication : 14/04/2018

Écrit par : Perrine Delbury

Depuis que l’éducation est un droit (article 26 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme), l’institution scolaire n’a pas fini pas de payer sa dette historique envers les enfants qui n’entrent pas dans la norme. Cet article revient sur les fondements de la stratégie de l’école inclusive comme réponse à l’Éducation pour tous et toutes et pointe la contradiction entre son discours et sa mise en œuvre dans nos salles de classe. Accueillir les différences ne peut pas être synonyme d’une hiérarchie des différences.

 

En France, l’expression d’« école inclusive » est utilisée surtout depuis la parution de la Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République en 2013. Depuis cette date, des dispositifs spécifiques ont été mis en place pour répondre aux besoins éducatifs dits particuliers des élèves selon le type et le degré de difficultés évalués, dans le but de faciliter l’apprentissage de l’élève. Plus le degré de difficulté est sévère, plus la prise en charge des élèves se spécialise : des plans à court et moyen termes pour les élèves ayant des lacunes, du retard scolaire ou les deux ; des mesures purement pédagogiques (Plan Personnalisé de Réussite Éducative – PPRE) ou nécessitant des indications médicales légères (Plan d’Accueil Individualisé – PAI) ; des plans d’accompagnement à moyen ou long terme pour les élèves présentant des difficultés liées à un trouble des apprentissages (Plan d’Accompagnement Personnalisé – PAP) ou pour celles et ceux dont la situation de handicap nécessite une implication de tous les acteurs et actrices de leur vie : famille, équipe éducative et équipe médico-sociale (Projet Personnalisé de Scolarisation – PPS). Voir ici pour les détails. Le mouvement « éducation inclusive » est en réalité d’envergure internationale : c’est la stratégie unanimement adoptée à partir de la Déclaration de Salamanque de l’UNESCO (1994) pour assurer l’accès à l’Éducation pour Tous.

Si nous n’avons pas tou·te·s eu à ce jour, en tant que membres de l’équipe éducative, accès aux formations (pourtant instaurées par l’article 112-5 du Code de l’éducation), nous avons tou·te·s compris que l’école ordinaire avait ouvert ses portes à « tous les enfants, sans aucune distinction ». En conséquence, nos classes présentent chaque année un peu plus d’hétérogénéité (ou peut-être existait-elle déjà, sans être aussi visible). Encouragé·e·s par le décret de 2014, nous avons tou·te·s commencé à diversifier nos pédagogies et à développer un éventail de stratégies planifiées ou ad hoc, de la différenciation au tutoring, de la remédiation aux groupes de niveau, cherchant des sources d’inspiration çà et .

Pourtant, nous nous heurtons progressivement à deux écueils. D'abord, le travail supplémentaire que représente le fait d’accumuler plusieurs dispositifs, car il faut, pour chaque élève à besoins éducatifs particuliers, réfléchir à des mesures qui s’accordent au rythme de travail de la classe, aux exigences du programme, aux indications des professionnel·le·s de santé, au cadre et aux normes de l’établissement, ainsi qu’aux attentes des familles, tout en déjouant les pièges d’une part des objectifs revus à la baisse et des contenus appauvris, et d’autre part de l’accumulation de processus de stigmatisation des élèves en difficulté. Ensuite, cette prise en compte de la diversité des caractéristiques semble entrer en contradiction avec l’idéologieméritocratique1, vue comme une égalité indiscutable des chances de réussite, sur laquelle se fonde notre appareil éducatif. Peut-on féliciter de la même façon deux élèves en classe, un·e qui a réussi son activité différenciée, et l’autre, l’activité standard ? Oui, a priori, cela ne pose pas de problème. Peut-on leur mettre la note maximale ou valider toutes les compétences aux deux ? Cela semble correct si l’on suit la logique des félicitations. Peut-on souhaiter aux deux une mention « très bien » au brevet des collèges ou au baccalauréat ? Là, on a besoin d’un moment de réflexion.

D’un côté, le système scolaire « reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser » et garantit le droit à l’éducation « dans le respect de l’égalité des chances »2. De l’autre, malgré certains efforts pour rendre les examens plus accessibles, il classe leur « mérite scolaire » en utilisant notes et mentions. D’un côté, il énonce un discours d’inclusion, d’égalité des chances, de garantie de la réussite de tou·te·s, et propose une pédagogie diversifiée et différenciée ; de l’autre, il « sanctionne les enseignements dispensés »3 par un examen uniforme qui attribue une note chiffrée située entre 0 et 20 et publie les taux de réussite des établissements. N’est-ce pas une limite de l’école inclusive que de faire croire aux élèves dit·e·s à besoins éducatifs particuliers que notre pédagogie différenciée va leur permettre de réussir si, en fin de compte – ou serait-ce en fin de conte ? –, leurs chances de réussite au brevet et au baccalauréat sont diminuées, tout au moins par rapport à celles des élèves dit·e·s sans besoins spécifiques ?

En écho à la question du chercheur britannique Len Barton, « l’école inclusive : romantique, révolutionnaire ou réaliste ? »4, le monde universitaire se penche depuis vingt ans sur le thème de l’inclusion scolaire sans parvenir à un consensus sur sa définition, sa mise en œuvre, ou l’évaluation de son efficacité. S’il est vrai que les effectifs des écoles spécialisées ont diminué et les proportions d’élèves à besoins éducatifs particuliers dans les écoles ordinaires ont augmenté, les témoignages des principales actrices et acteurs de l’école révèlent encore de nombreux malaises.

Sans doute le concept d’inclusion sous-entend-il une intention réelle de reconnaissance de la diversité. Il n’en reste pas moins que son mouvement est unidirectionnel : du dehors (l’exclusion) vers le dedans (l’inclusion). Implicitement, on déclare par l’utilisation de ce concept que le système scolaire traditionnel est le bon système, ou le système « normal », et que les élèves qui ne rentrent pas dans ce système ont des besoins éducatifs particuliers qui peuvent être compensés grâce aux dispositifs d’inclusion. La normalité, c’est donc le système scolaire traditionnel, avec des élèves dit·e·s normales ou normaux, et l’intention de l’école inclusive, c’est d’y faire entrer les élèves à caractéristiques diverses, rebaptisé·e·s « à besoins éducatifs particuliers ». Le droit à l’éducation est en fait le droit à recevoir l’éducation traditionnelle, et non le droit à être éduqué·e en acceptant et en valorisant les différences de chacun·e.

Comment les caractéristiques acquièrent-elles leur attribution de « normales » ou « diverses » ? La réponse est plus simple qu’on ne le pense : les caractéristiques normales sont celles que l’on n’a pas besoin de nommer. Les autres, quant à elles, sont stigmatisées (comme les caractéristiques culturelles non occidentales5) ou pathologisées (comme les capacités mentales et physiques atypiques, l’intersexuation, la transidentité, les genres non binaires, les orientations non hétérosexuelles).

Historiquement, toute caractéristique qui entrave l’aptitude au travail est synonyme de déficience6. Lors de la construction des États de par le monde, cette équation différence = déficience a été naturalisée et légitimée par le biais des statuts civils et des lois de compensation, de discrimination positive, de protection et d’assistance, permettant à un groupe social dominant d’attribuer des valeurs aux caractéristiques et de décider de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Le rapport de pouvoir s’est donc installé dès le début de l’histoire de l’école, en commençant par l’exclusion totale des enfants « différent·e·s », puis leur ségrégation dans des écoles spécialisées, puis leur intégration dans le système ordinaire, et finalement par ce qu’on nomme l’inclusion actuellement.

En pointant du doigt certain·e·s élèves, les dispositifs inclusifs continuent de construire une éducation qui repose sur un paradigme binaire hérité d’un historique de discriminations à l’égard de certaines différences et qui s’oppose assurément au paradigme de la diversité ou de la pluralité. Pour les élèves avec des caractéristiques atypiques, il faut affronter deux obstacles dans le système scolaire traditionnel : la définition de handicap qui leur est attribuée, et la définition de normalité qui leur est inaccessible. Elles et ils n’existent qu’au travers du modèle mental que le groupe dominant s’est fait d’elles et eux, et n’ont d’autres moyens d’être reconnu·e·s ou représenté·e·s que par les dispositifs conçus par ce même groupe.

Mais quel sens cela a-t-il pour un·e élève d’être étiqueté·e au milieu de ses camarades de classe, à part lui faire comprendre ainsi qu’aux autres, tous personnels inclus, que sa différence n’est pas acceptable, sauf sous certaines conditions ? Cette hiérarchisation des différences, en plus de générer de multiples stéréotypes et d’autres effets (Pygmalion, Golem, Galatée), n’est-elle pas en contradiction avec le discours d’une école pour tou·te·s les enfants sans aucune distinction et sans aucune discrimination ?

Dans nos salles de classe, nous avons un petit échantillon de ce qu’est l’humanité. La seule pédagogie à poursuivre et à approfondir devrait être finalement celle de la diversité, celle qui est pour l’instant réservée à certain·e·s enfants sous le nom de pédagogie différenciée. Sans cette course au classement, il serait sans doute possible d’y arriver. “Et si une bonne école était cette école qui ne se limiterait pas à cette vision étriqué de l’élève : un·e enfant discipliné·e avec de bons résultats?” demande le collectif Apprendre Ensemble. Ne devrions-nous pas plus nous préoccuper d’un·e élève à excellent bulletin qui refuse de s’asseoir à côté d’un·e camarade avec une trisomie et pourtant ne fera pas l’objet d’un plan ? Pourquoi cette caractéristique, pourtant inquiétante, est-elle considérée comme moins problématique qu’une hyperactivité ou une surdité ?

Redéfinir l’acceptation des différences au sein de l’école traditionnelle, en s’inspirant par exemple de ces cultures dans lesquelles le concept de handicap n’existe pas7, voilà le véritable défi d’une école qui ouvre ses portes à tou·te·s les enfants, un défi plus incontournable qu’utopique pour une école qui répond massivement à l'exigence d'instruction obligatoire.


Notes
1 Pour plus d’informations, voir l’excellente thèse d’Élise Tenret, L’École et la Croyance en la méritocratie, université de Bourgogne, 2008, archives ouvertes HAL (retour au texte)
2 Code de l’éducation, Livre 1er, Chapitre 1er, Article 111-1 (retour au texte)
3 Code de l’éducation, Livre III, Chapitre 4, Article 334-2 (retour au texte)
4 Len Barton, « Inclusive education: romantic, subversive or realistic? » [en anglais], International Journal of Inclusive Education (1)3, 231-242, 1997 (retour au texte)
5 Thèse d'Adela Franzé, Lo que sabía, no valía. Escuela, diversidad e inmigración [en espagnol], université de Madrid, 2001 (retour au texte)
« La biopolitique (d')après Michel Foucault », Labyrinthe 22, 2005-3 (retour au texte)
Pour en savoir plus, voir l’essai de Lovanna Lovern [en anglais], ou la thèse de Gregorio Perez-Serrano au Chili [en espagnol], ou le rapport de l’ONU de 2001 sur le handicap (p. 10) (retour au texte)