Paul Robin, un pionnier de l’éducation libertaire
Écrit par : Christiane Demeulenaere-Douyère, historienne, conservatrice générale du patrimoine honoraire
et spécialiste de Paul Robin auquel elle a consacré un ouvrage : Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur (Publisud, 1994)
Publication initiale : 25 mai 2021
(voir les autres figures de la pédagogie présentées sur SVT Égalité)
Illustration : Paul Robin par Aristide Delannoy en 1910 pour la revue Les Hommes du jour.
(source)
Introduction (par SVT Égalité)
L'éducation a toujours été un des piliers des mouvements libertaires. Pionnier de la coéducation, militant pour une pédagogie intégrale, Paul Robin en est une figure phare. Dans cet article, la spécialiste Christiane Demeulenaere-Douyère nous présente ses contributions en pédagogie.
À partir de 1895, Robin consacre sa vie à la diffusion du néo-malthusianisme – très en vogue dans le milieu médical de cette époque aux politiques natalistes – au travers de la « Ligue de la régénération humaine » qu'il fonde. La société dont il rêve ne peut passer, selon lui, que par un contrôle très strict de la natalité des classes populaires au risque de mener à la « dégénérescence de l'espèce humaine ». Cela doit donc passer par l'éducation bien sûr, par la contraception aussi, mais également par la stérilisation.
Ce projet eugéniste puise sa source dans ses combats précédents. C'est là, pour Robin, une des conditions de l'émancipation sociale des plus défavorisé·es, et des femmes en particulier. Reste que sa dimension profondément paternaliste et classiste l'éloigne pourtant dans les faits de l'idéal d'émancipation qui a toujours été son fil directeur. De plus en plus isolé, Robin se suicide en 1912.
Paul Robin (1837-1912) est issu d’une famille catholique et bourgeoise. Après des études scientifiques à l’École normale supérieure de Paris, dont il sort diplômé en 1863, il enseigne la physique en lycée. En marge, il donne des cours publics de science pratique pour les ouvrièr·es , mais bien vite il rompt avec le système éducatif officiel.
Dès lors, il se consacre à trois engagements forts qui sont l’expression des trois idées qui ont gouverné sa vie : la révolution sociale, l’éducation intégrale et le néo-malthusianisme. Elles se rejoignent dans une seule aspiration : l’émancipation et le bonheur de l’humanité.
La révolution sociale
En 1865, il rencontre au Congrès international des étudiants de Liège des intellectuel·les socialistes, comme Aristide Rey ou César De Paepe, et les meneurs du mouvement ouvrier belge balbutiant. Il adhère à l’Association internationale des Travailleurs et participe à la création et l’animation de la section belge de l’AIT. Les affrontements sanglants de Seraing, en 1869, provoquent son expulsion de Belgique.
Il se retire à Genève, où il se lie avec Bakounine et devient le rédacteur du journal internationaliste l’Égalité. Il se retrouve ainsi mêlé au conflit entre le Conseil général de Londres et les sections jurassiennes. Finalement, en 1871, il est exclu de l’Internationale par les marxistes.
Robin est entré en révolution plus par générosité que par idéologie, parce qu’il refuse l’analphabétisme qui condamne à l’ignorance et à la dépendance sociale et parce que le système scolaire officiel de son temps, rigide et routinier, ne peut corriger cette injustice. Malgré ses sympathies pour les libertaires qui restent vives toute sa vie, Robin, confiné dans un exil anglais qui dure près de dix ans, se détourne du militantisme politique actif.
Le combat de l’orphelinat de Cempuis
En 1880, Robin prend la direction de l’orphelinat Prévost, à Cempuis (Oise), grâce au soutien de Ferdinand Buisson. Il y trouve l’occasion de confronter à la pratique, auprès des élèves, des conceptions pédagogiques muries sous l’influence de la réflexion socialiste et ouvrière sur l’éducation.
Robin, qui est un pédagogue-né, se consacre sans relâche à sa nouvelle mission, une expérience qu’il vit sans réserve, sans prudence, souvent sans recul, y sacrifiant son confort personnel et sa propre famille, mais dont il tire d’immenses satisfactions.
Confronté à des difficultés de tout ordre mais soutenu par une petite poignée de fidèles, Robin réalise à Cempuis une œuvre considérable. En 1894, une campagne de presse dénonce l’orphelinat Prévost comme un lieu de subversion sociale et de perversion morale et conduit à la révocation de Robin, le 31 août 1894. Pourtant, cette œuvre lui survivra et inspirera d’autres éducateurs, comme Sébastien Faure, Francisco Ferrer et Jean Wintsch.
La grande famille de Cempuis
Cempuis n’est pas une école ordinaire. C’est d’abord une communauté dans laquelle les filles et les garçons de 4 à 16 ans sont élevé·es ensemble, comme sœurs et frères, selon le principe de la coéducation des sexes. C’est le premier orphelinat mixte en France. Tou·tes ceux et celles qui vivent à Cempuis, orphelin·es, maîtres·ses et employé·es, avec leurs propres familles, directeur en tête, participent à cette vie familiale qui a ses rites – les représentations théâtrales du dimanche soir, les excursions, les vacances d’été à Mers –, ses fêtes – les anniversaires, l’hommage annuel au tombeau du fondateur de l’orphelinat – et sa vie sociale – les concours musicaux et sportifs.
Robin essaie de réaliser à Cempuis le rêve de coopérative qui avait cours au temps de sa jeunesse : faire vivre l’établissement en autarcie en faisant produire par les enfants une partie des biens qu’iels consomment, fabriquer leurs vêtements et construire les bâtiments nécessaires.
Plus encore, sur le plan moral, il a la tentation de substituer la « grande famille de Cempuis » aux familles naturelles des enfants, qui sont écartées en tant qu’elle seraient dénuées de sens moral et corruptrices ; la pratique des « petits papas et petites mamans » (chaque grand·e élève aide et guide un·e petit·e élève) et l’Association des anciens élèves de Cempuis n’ont pas d’autre but.
L’éducation « intégrale »
Pour Robin, l’éducation doit prendre en compte l’individu dans sa globalité et s’adresser à la fois à son corps, à son esprit et à ses sentiments. Son but est de développer simultanément et de façon équilibrée et harmonieuse toutes les facultés qui préexistent en chacun·e, pour en faire un·e citoyen·ne complèt·e et libre.
Dans un climat général de santé physique et morale et de gaité, on s’attache à transformer des enfants issu·es de milieux urbains défavorisés en individus sains et vigoureux, rompus à la pratique des sports. Le développement des corps est scientifiquement surveillé grâce à l’anthropométrie.
On perfectionne aussi les aptitudes physiques, en exerçant l’usage des organes de perception et en développant l’adresse manuelle. Par des exercices gradués, depuis les travaux froebeliens des petites classes jusqu’à l’apprentissage d’un métier, les élèves sont familiarisé·es avec le travail manuel. Iels manipulent des outils, passent d’atelier en atelier et exécutent divers travaux. À 13 ans, iels peuvent choisir un métier dont iels font l’apprentissage, et, quand iels sortent de l’orphelinat à 16 ans, iels ont tou·tes une formation manuelle polyvalente qui les met à l’abri du chômage résultant souvent d’une trop grande spécialisation.
Apprendre à apprendre
Sur le plan intellectuel, il ne s’agit pas de donner un savoir encyclopédique mais d’apprendre à apprendre en dispensant des notions de base, solides, claires et justes, qui permettront de continuer de s’instruire à l’âge adulte. Il faut donner l’envie d’apprendre, l’idée dominante de la pédagogie de Cempuis étant l’attrait, le plaisir et le jeu. Les méthodes utilisées s’appuient sur la curiosité, le sens de l’observation, l’intérêt pour le concret de l’enfant, et laissent une large place à son initiative personnelle.
L’enseignement donné à Cempuis se conforme aux programmes officiels et doit conduire les élèves au certificat d’études primaires. Priorité est donc donnée à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. Mais, inspiré par le positivisme et sa formation scientifique, Robin donne une place importante aux sciences – exactes comme les mathématiques et la géométrie, ou d’observation comme l’histoire naturelle et l’astronomie – au détriment des matières littéraires, comme la grammaire ou l’histoire, suspectes à ses yeux de « subjectivité ». De plus, une large place est faite aux activités artistiques, dessin et musique.
Une éducation sans Dieu ni Patrie
Pour Robin et ses disciples, la morale n’est pas une science que l’on enseigne, mais un exemple que l’on donne. L’orphelinat Prévost se présente donc comme un modèle réduit de société égalitaire, calquée sur la famille naturelle, où tout appartient à tou·tes et où le bonheur de chacun·e dépend du bonheur de tou·tes. Ainsi on développe la solidarité, le sens des responsabilités, le sentiment de la justice, la sociabilité des enfants en leur donnant des responsabilités.
Comme sur le plan intellectuel, l’éducation morale vise à éliminer les idées fausses, au rang desquelles l’éducateur Robin range… l’idée de Dieu. Si l’établissement n’est pas anticlérical, il est résolument athée et rejette tout enseignement religieux. Autre caractéristique, soulignée en 1894 : on n’exalte pas à Cempuis le sentiment patriotique ou chauvin. Si l’on chante la Marseillaise, c’est la Marseillaise de la Paix.
Un bilan de l’expérience de Cempuis
Dresser un bilan de l’expérience de Robin n’est pas aisé, car, mises à part quelques individualités d’exception, les ancien·nes élèves de Cempuis n’ont pas défrayé la chronique. Si, sur le plan intellectuel, les résultats espérés ont été atteints – les succès aux examens et dans les concours sont là pour en témoigner –, il est plus difficile de conclure sur les autres plans. Mais l’anonymat dans lequel se tiennent la plupart des ancien·nes de Cempuis est sans doute la preuve de la réussite de l’éducation morale et professionnelle qu’iels y ont reçue.
Références bibliographiques
Christiane Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, Paris : Publisud, 1994. (Pour les ouvrages antérieurs, voir la bibliographie dans cet ouvrage.)