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La langue et le sexisme

Publication : 30/12/2016
Dernière mise à jour : 13/12/2018

Écrit par : Ségolène Roy

La langue française, en tant que construction culturelle, reflète les idées et les pratiques de celles et ceux qui la parlent ou l’ont parlée, les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la société, l’histoire dont elle est le produit, dont celle de la domination masculine.

À ce titre elle nous oblige à penser les êtres humains de manière sexiste, c’est-à-dire à l’intérieur des catégories femmes et hommes, nous contraignant à les genrer quasi systématiquement, c'est-à-dire à leur associer le genre féminin ou masculin (nous ne parlerons ici que du genre grammatical des mots renvoyant à des humains, et non aux autres animaux ou à des objets) ; elle reflète également les valeurs hiérarchisées attribuées aux genres, notamment à travers la dévalorisation du féminin, les expressions et le vocabulaire sexistes ; alors qu’elle oblige à marquer le féminin (en considérant que le masculin serait « non marqué »), elle rend par ailleurs les femmes invisibles dans certains cas ; enfin elle invisibilise en partie la domination masculine.

Genre social et genre linguistique : une catégorisation et une hiérarchisation des genres

La catégorisation des humains en genres et ses conséquences

Au-delà du fait que la bicatégorisation sexuelle est remise en question depuis des années par les scientifiques travaillant sur cette question (voir la définition d’intersexuation), il est intéressant de se demander pourquoi l’information du sexe a été transposée en genre dans la langue. Pourquoi transposer une information soi-disant biologique, « naturelle », en un « genre » linguistique qu’il serait indispensable d’attribuer, de révéler, de supposer chaque fois que l’on parle d’une personne, ou que l’on parle à une personne ?

La mention du sexe n’est pertinente que dans très peu de cas au vu de l’ensemble des interactions humaines et des utilisations de la langue (et encore une fois, à l’intérieur d’une bicatégorisation, elle est fausse). Au besoin, elle pourrait être faite indépendamment des mots renvoyant aux personnes (« Je/Telle personne présente telles caractéristiques de sexe »).

D’autre part, le genre ne renvoie pas à la biologie (on connaît rarement la réalité du sexe biologique des personnes dont on parle ou auxquelles on parle) mais bien à la conformité plus ou moins grande des personnes à des caractéristiques de genre qui sont des constructions sociales et à la représentation qu'on se fait des caractères sexuels secondaires. Ce qui nous renvoie à la pertinence des groupes sociaux perçus au travers du genre (les stéréotypes féminins et masculins, variables dans le temps et dans l’espace). On voit que la seule pertinence de la mention du genre est de catégoriser tous les individus.

Imagine-t-on une langue qui nous obligerait à attribuer une race à chaque personne ? Qui nous obligerait à évoquer la couleur des yeux de chaque personne ? Sa taille en fonction de critères qui distingueraient deux groupes ? Quels seraient les effets d’une telle catégorisation ?

On ne peut plus voir derrière tout être humain un être humain. On voit derrière tout être humain une catégorie associée à des stéréotypes : un garçon, une fille, une femme, un homme. On distingue, on discrimine. D’où l’urgence, pour beaucoup, de connaître le sexe d’un enfant à naître : comment se représenter une personne dont on ne connaît pas le genre si on ne sait envisager une personne qu’à travers un genre ? Comment la traiter et communiquer avec elle en l’absence de cette grille de lecture ?

Le genre sert donc à traiter de manière différente les êtres humains. Dans ces conditions, comment imaginer qu’il s’agisse une « information » neutre ?

L’emploi des termes « fille », « femme », « garçon », « homme »

Ainsi, le seul emploi véritablement pertinent des mots « filles » et « garçons », « femmes » et « hommes », renvoie aux groupes sociaux constitués par le sexisme (de même que les termes « noir·es » ou « blanc·hes renvoient aux groupes sociaux constitués par le racisme, voir FAQ). C’est dans ce sens que nous utilisons ces termes sur ce site (ou tentons d’utiliser, parce qu’il n’est pas évident de se défaire de représentations imprégnées de sexisme tout en utilisant les termes mêmes du sexisme).

On n’est pas une femme en raison de sa biologie, mais en tant qu’on est identifiée et traitée comme une femme, qu’on subit les discriminations sexistes, et en tant qu’on se vit comme une femme.

Pour donner un exemple concret des conséquences de cet usage du terme, les quotas en politique ne visent pas à privilégier des personnes en raison de leurs caractéristiques biologiques (ce qui serait effectivement raciste ou sexiste) mais à contrer les effets des discriminations qui les touchent du fait des catégories auxquelles la société les renvoie, catégories supposément liées à leur biologie (ce qui est bien antiraciste ou féministe). Autre conséquence : les femmes trans sont des femmes (et non des hommes qui « se feraient passer » ou « se prendraient » pour des femmes), les hommes trans sont des hommes (et non des femmes qui « se feraient passer » ou « se prendraient » pour des hommes).

Ceci étant dit, on comprend aisément les enjeux présents derrière le fait de distinguer le genre des personnes dans une société inégalitaire où les hommes ont bénéficié jusque très récemment dans la loi de plus de droits que les femmes (s’ils en ont toujours plus, ce n’est pas dans la loi mais dans les faits, et les violences masculines envers les femmes et les enfants, aujourd’hui interdites par la loi, sont toujours extrêmement répandues). C’est pourquoi le travestissement en homme a longtemps permis à des femmes d’avoir accès à des droits auquel le statut juridique de femme n’ouvrait pas, à des espaces ou des activités qui leur étaient interdits, ou dans lesquels la reconnaissance de leurs talents aurait été très amoindrie. Au XIXe siècle la notion de travestissement se portera sur les hommes, dans un contexte hétéronormatif stigmatisant toute déviance (voir Christine Bard et Nicole Pellerin (dir.), Femmes travesties : un mauvais genre, Histoire, femmes et sociétés n° 10, Clio et Presses universitaires du Mirail, 1999, en ligne, consulté le 30 décembre 2016).

Cette différence de statut des hommes et des femmes se reflète dans la langue et dans son histoire de bien des manières, comme nous allons le voir.

L’entreprise de masculinisation de la langue

Le combat politique pour affaiblir (ou renforcer) la domination masculine ne date évidemment pas des suffragettes. On peut notamment citer au XVe en France et en Europe ce qui fut appelé « la Querelle de femmes » (voir le site d'Éliane Viennot, La Querelle des femmes).

On apprend en parlant la langue française ou en l’étudiant que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Loin d’être la description d’une règle grammaticale anodine ou « neutre », ce fut un véritable programme de masculinisation de la langue que l’Académie a appliqué à la grammaire et au vocabulaire (voir le livre d'Éliane Viennot, professeure de littérature française, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !).

Les règles adoptées reflétaient le statut supérieur, aux yeux de la loi, des hommes (blancs) par rapport aux femmes (blanches – au temps des colonies, les indigènes, hommes et femmes, sujet·tes de l’Empire, se voyant attribuer un statut inférieur à celui des citoyen·ne·s), qui n’ont été considérées comme des citoyennes à part entière (en droit) qu’au XXe siècle.

Des académiciens (masculin spécifique désignant des personnes mâles, puisque les portes de l’Académie ont été longtemps fermées aux femmes) engagés dans la transposition de la domination masculine dans la langue ont eu gain de cause, malgré les résistances, comme celle du grammairien Nicolas Bescherelle, qui s’exprimait ainsi en 1834 : « Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc. on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc. mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions. » (cité par Éliane Viennot dans « Mme le président » : l'Académie persiste et signe... mollement », Libération, 24 octobre 2014).

Ainsi, alors qu’on accordait jusque-là en genre les participes présents (« native de Paris, demeurante rue… ») et les pronoms attributs (« quand je suis malade […] et moi je la suis »), l’accord au féminin a été considéré comme incorrect – bien que l’usage n’ait pas suivi pendant longtemps –, et la priorité a été donnée au masculin sur le féminin dans l’accord en nombre. Le masculin « absorbe » le féminin (c’est le pronom « ils » qui désignera un homme et dix mille femmes), et dans l’énumération, il est prioritaire.

Jusqu’au XVIIIe siècle, deux règles coexistent : celle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », et la règle dite « de proximité » qui remonte à l’Antiquité et concerne le latin et le grec ancien, selon laquelle un adjectif qui se rapporte à plusieurs noms peut également s’accorder avec le nom le plus proche. Par exemple, on peut dire : « Les hommes et les femmes sont égales en droits. » À la suite de l’académicien Vaugelas affirmant en 1647 « le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » (Remarques sur la langue françoise), le père Bouhours, un grammairien, dit en 1676 : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », explicitant sa représentation hiérarchique du masculin et du féminin et sa volonté de la voir se refléter dans la langue. Cette règle l’emportera finalement sur toute autre.

Cet acharnement à modifier la langue témoigne de l’importance politique qui lui est accordée, tout comme en témoignent aujourd’hui encore les résistances à sa « féminisation », qui s’apparente en réalité à une « démasculinisation » de la langue, pour atteindre une forme de cohérence au sein d’une langue qui genre les humains, en théorie à « égalité » (une égalité toute relative étant donné le sexisme que cette bicatégorisation suppose).

La valorisation du masculin et la dévalorisation du féminin dans la langue

Comme l’anthropologue Françoise Héritier l’a mis en évidence (voir Masculin, féminin I. La pensée de la différence et Masculin, féminin II. Dissoudre la hiérarchie), les genres masculin et féminin ont été construits sur un double rapport d’opposition et de hiérarchie, l’un se définissant par rapport à l’autre. En particulier, le masculin se définit comme ce qui n’est pas féminin (l’inverse n’étant pas tout aussi vrai). Ainsi « être un homme », c’est avant tout se préserver d’endosser les valeurs ou les caractères dits féminins.

Un double vocabulaire

Le vocabulaire reflète la « valence différentielle des sexes » dont parle Héritier. Le masculin est valorisé, de même que ce qui lui est associé : l’action, le pouvoir, la force, la création (notamment la création de savoir), la maîtrise de la nature par la technique, tandis que le féminin est dévalorisé et associé à la passivité, à la soumission à la (« sa ») nature, à la reproduction (de l’espèce et du savoir), à une vision péjorative de sa sexualité.

En témoignent de nombreuses expressions, mais aussi des termes, dont la valeur ou le sens changent radicalement selon qu’ils sont masculins ou féminins : « se battre comme un homme » / « se battre comme une femme » ; « un homme public » / « une femme publique » ; « un coureur » / « une coureuse » ; « un ambassadeur » / « une ambassadrice » ; « un entraîneur » / « une entraîneuse » ; « un grand homme » / « une grande femme » ; « un homme savant » / « une femme savante ».

Certains termes et expressions, réservés à un sexe (il n’existe aucun équivalent pour l’autre), témoignent également de cette « valence différentielle des sexes » : si « Don Juan » ou « bourreau des cœurs » ont pour pendant « femme fatale », les expressions « femme facile », « fille de joie » ou « traînée » n’ont pas d’équivalent masculin (de manière générale l'insulte sexiste s'en prend aux femmes et aux hommes « déviant·es »). La société évoluant et la langue avec elle, « homme politique », « femme de ménage », « chef », « penseur » laissent cependant peu à peu place à « personnalité politique » ou « personnel d’entretien », et beaucoup plus rarement à « cheffe » ou « penseuse ».

La résistance à la féminisation (ou démasculinisation) des titres et fonctions prestigieuses ou considérées comme masculines

Les noms de métier cristallisent les représentations du masculin (plutôt valorisé) et du féminin (plutôt déprécié), dont l’évolution est complexe. L’Académie française (dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle ouvrit ses portes à une femme pour la première fois en 1980 – il s’agissait de l’écrivaine Marguerite Yourcenar – et qu’elle ne compte actuellement aucun·e linguiste, ni agrégé·e de grammaire, ni historien·ne de la langue dans ses rangs) a, après avoir lutté pour la masculinisation de la langue, a longtemps lutté contre la féminisation des noms de métiers, et maintient en partie cette position aujourd’hui avec des arguments plus ou moins obscurs (voir « La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres - Mise au point de l’Académie française », 10 octobre 2014).

Si le processus de « création » est parfois considéré aujourd’hui comme impossible, il s’avère que certains des termes récemment ou encore décriés, ou que l’on trouve « étranges », que l’on traite de « barbarismes », ont en réalité existé autrefois, comme « chirurgienne » au XIIIe siècle – et que la création est inhérente aux langues vivantes. Jusqu’au XVIIIe siècle, tous les noms de profession étaient féminisés.

Le français étant une langue vivante, chaque année des mots sortent du dictionnaire et d’autres y entrent. La création d’un mot sert à pouvoir désigner une réalité nouvelle : par exemple de nouvelles technologies ou de nouvelles réalités sociales, dont l’accession de femmes à des postes de médecin, de juge, de ministre, d’ingénieure, de proviseure, au statut de cheffe d’entreprise ou au grade de chevalière de la légion d’honneur.

La hiérarchisation des genres est très clairement visible quand elle concerne les fonctions longtemps réservées aux hommes et considérées comme prestigieuses, comme celles relevant de la science, du savoir, et du pouvoir en général. Plus une fonction sera prestigieuse, moins sa féminisation sera acceptée.

En effet le féminin ne semble gêner personne quand il fait référence à des fonctions subalternes. En revanche quand il s’agit de l’appliquer à des fonctions de pouvoir, il est « inutile », « incorrect », « laid », etc. (« une secrétaire d’État », « une maître (ou maîtresse) de conférences »). Il est frappant de voir comme certain·es peuvent entendre « vaine » dans « écrivaine » – ce qui en disqualifierait l’usage – mais pas « vain » dans « écrivain » (qui fait même entendre « écrit vain »).

La résistance à la reconnaissance de l’égalité s’exprime de la manière la plus flagrante quand un même terme est utilisé au féminin dans un contexte et considéré comme incorrect dans un autre. Ainsi féminin de « secrétaire d’État » fera débat là où celui de « secrétaire de direction » n’en soulève aucun.

Dans la mesure où la langue nous oblige à genrer les personnes et les noms, pourquoi refuser d’utiliser la forme féminine d’une fonction pour désigner une femme qui l’exerce, si ce n’est pour conforter la hiérarchie entre féminin et masculin, et renforcer dans les représentations la légitimité d’une exclusion des femmes, à travers celle du féminin, de certains domaines ? Rappelons, pour donner une idée des résistances à l’œuvre, que bien que le combat ait parfois toujours l’air d’avant-garde, la féminisation des titres et fonctions est obligatoire en France dans les textes administratifs depuis maintenant 20 ans… (voir Bernard Cerquiglini (dir.), Femme, j'écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctionsCNRS et Institut national de la langue française, La Documentation française, 1999. Consulté le 30 décembre 2016).

Femmes, pouvoir et savoir : une association ridiculisée

La forme féminine portant l’histoire d’une dépréciation, elle est parfois rejetée par les femmes elles-mêmes : au XIXe siècle, le féminin de certaines fonctions renvoie à la femme du détenteur de cette fonction qui leur est interdite. C’est ce qu’on appelait le féminin « conjugal ». Une ambassadrice était l’épouse d’un ambassadeur, une colonelle l’épouse d’un colonel, les femmes étant définies avant tout par leur statut marital – « femme » est d’ailleurs un synonyme d’« épouse », contrairement à « homme » qui ne signifie pas « époux ». Cette pratique a ridiculisé pour longtemps ce féminin, obstacle efficace à la reconnaissance de la légitimité des femmes à exercer ces fonctions, comme à l’adoption de ces termes par les femmes elles-mêmes.

Certaines femmes reprennent alors à leur compte le cadre masculin de référence, ce qui témoigne de l’intériorisation, pas forcément de bon gré, de la domination masculine et de ses valeurs – et permet d’être moins confrontée aux rappels à l’ordre.

Ainsi certaines préféreront se faire appeler « Madame le ministre » ou « enseignant-chercheur », sans compter que les « femmes savantes » prêtent à rire, comme le rappelle une pièce de Molière peu féministe. Nombreux sont les phénomènes reflétant cette dévalorisation du féminin (voir Les mots et les femmes de la linguiste Marina Yaguello), porteur de péjoration et de ridicule.

Le rejet de la féminisation des métiers, loin d’être une position de principe ou cohérente d'un point de vue linguistique, concerne donc en réalité les fonctions les plus prestigieuses, trace de la volonté de perpétuer l’association entre masculinité et prestige, féminin et dépréciation, mais également toutes fonctions considérées comme spécifiquement masculines (plombière, maçonne, sapeuse-pompière… – voir le site officiel de la communauté française de Belgique, Mettre au féminin. Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre).

Par ailleurs, ces procédés conduisent à l’invisibilisation des femmes pourtant partie prenante depuis toujours de la sphère professionnelle (y compris quand elles n’étaient ni reconnues ni payées pour leur travail) : où sont les femmes quand on parle de « chefs d’entreprise », d’« hommes politiques », d’« hommes d’affaires », des « grands penseurs », des « précurseurs » ? Comment les filles peuvent-elles se projeter dans des modèles à l’égal des garçons dans ces conditions ? Notons que la projection ne tient pas qu’à la langue : quand les modèles sont uniquement blancs, difficile pour garçons et filles racisé·es de s’y reconnaître.

Le masculin faisant office de neutre : un outil de la domination masculine

Le refus de la féminisation de certains termes désignant des femmes – termes que la logique de la langue nous contraint pourtant dans la plupart des cas à genrer en fonction du genre des personnes – se double de l’utilisation du masculin comme « neutre », du masculin « à valeur générique » ou « non marqué ». Dans la mesure où il n’existe pas de neutre en français, cette pratique constitue un autre moyen d’invisibiliser les femmes, mais instaure également, à l’intérieur d’une langue genrée, une confusion entre particulier (masculin) et général (masculin et féminin). Elle conduit à la représentation, très ancrée, que le masculin est l’humain, quand le féminin est spécifique (à une époque on l’appelait « le » sexe) – selon le même mécanisme qui fait que les « blanc·hes » se représentent comme humains et non spécifiquement blanc·hes dans un rapport de domination de race qui leur profite. Cette représentation irrigue l’androcentrisme (le monde vu au travers d’un regard d’hommes qui se pensent comme représentant l’humain et non spécifiquement comme des hommes dans un rapport de domination de genre qui leur profite) et rend la domination masculine moins visible.

Confusion entre particulier et général

Les règles de grammaire et d’orthographe désignent l’homme comme l’humain, et instaurent l’utilisation du masculin comme « neutre ». En l’absence de neutre, le masculin peut désigner à la fois un ou des hommes (« l’infirmier », « les infirmiers »), des hommes et des femmes (« les avocats »), un homme ou une femme (« le candidat devra faire un exposé »), une femme (« le docteur est en congé maternité »), les femmes (« l’homme est un mammifère car il allaite ses petits »). Autre cas de confusion encore plus tordu, quand le terme « homme » utilisé tout au long d’un texte comme signifiant « humanité » désigne en réalité les personnes considérées comme mâles : « Pourquoi l’homme a-t-il perdu l’os pénien ? »

Ainsi le masculin est à la fois utilisé pour désigner le spécifique (les personnes de genre masculin) et le général (les êtres humains). Alors que le latin donnait deux mots pour distinguer l'humain (homo) et l'homme (vir), l'usage n'en a gardé qu'un, rendu fondamentalement ambigu. 

Norme masculine et spécificité féminine

Par ailleurs, en érigeant le masculin en « neutre », on instaure le masculin comme norme, et on renvoie les femmes à leur genre spécifique.

En effet, ce masculin dit neutre, en rendant les femmes invisibles et en prétendant représenter l'ensemble de l'humanité quand il n'en représente réellement que la moitié, participe à construire une vision androcentrée du monde, qui relègue les femmes dans la catégorie « autres ». C’est le propre de la norme que de ne pas se nommer dans sa spécificité. Par exemple, on ne parle d’« orientation sexuelle » que lorsqu’on veut faire référence à l’homosexualité, pas à l’hétérosexualité. Si on connaît le terme « transgenre » on connaît beaucoup moins le terme « cisgenre ». Quand on connaît le terme « intersexe », connaît-on le terme « endosexe » ?

Ainsi, les hommes sont déterminés par leur humanité (et non par leur genre) puisque « homme » est synonyme « d’être humain ». 

Les femmes sont en revanche déterminées par leur genre (et non par leur humanité) : ce sont avant tout des personnes de genre (ou de « sexe ») féminin. Seul le féminin est donc considéré comme spécifique – quand on l’évoque. C’est ainsi que l’on parle de la « place des femmes » dans la société, mais jamais de « la place des hommes » (place qui mettrait en lumière leur position de groupe social dominant), et que l’on parle par exemple de « coupe du monde de football » pour désigner la spécifique « coupe du monde de football masculin », tandis que la « coupe du monde de football féminin » devra signaler, elle, sa spécificité. C'est ainsi que l’on parle, au sujet d’un livre ou d’un film, d’un portrait « de femme », mais jamais d’un portrait « d’homme ».

Dans cette logique, les hommes peuvent représenter les femmes, l’inverse étant perçu comme impossible. On retrouve cette idée dans le monde du cinéma ou de la littérature, quand le public est censé se reconnaître plus largement dans un héros (blanc) que dans une héroïne (a fortiori racisée). Ou dans les représentations de l'arbre phylogénétique du vivant, où jusqu'à peu il était rarissime qu'une femme représente l'être humain.

Une confusion au service de l’androcentrisme

Comme dans le cas du racisme où le blanc est la norme, dans le sexisme le masculin est la norme, le « neutre ». Or le masculin, en tant qu’il renvoie aux individus mâles, est tout aussi spécifique que le féminin. En s’arrogeant la représentation de l’ensemble de l’humanité, il s’arroge l’humanité. Cette confusion entre masculin et humain imprègne profondément notre conception du monde et notre manière d’aborder tous les champs de la connaissance. C’est ce qu’on appelle l’androcentrisme. On généralise ce qui est un cas spécifiquement masculin, ce qui entraîne la non-prise en compte de la moitié de l’humanité.

L’androcentrisme a des conséquences dans la santé, entre autres domaines. Les symptômes de l’infarctus du myocarde ne sont pas les mêmes chez les hommes et chez les femmes : les hommes présentent des symptômes typiques d’un infarctus (c’est-à-dire liés de manière univoque à un infarctus), tandis que les femmes peuvent présenter, dans 40 % des cas, des symptômes atypiques (qui peuvent relever d’une autre pathologie). La Fédération française de cardiologie a révélé que la méconnaissance et la non-prise en compte – dans l’ensemble de la population comme chez les médecins – de ces symptômes atypiques et spécifiquement féminins entraînait un retard de diagnostic chez les femmes. Ces symptômes sont trop souvent interprétés comme signalant une crise d’anxiété (ce qui n’est pas sans lien avec une lecture psychologisante des maux féminins). En Europe, les maladies cardio-vasculaires sont pourtant la principale cause de mortalité chez les femmes, devant les cancers (voir Fédération française de cardiologie, « Risque cardio-vasculaire chez les femmes », en ligne, consulté le 30 décembre 2016).

L’invisibilisation des femmes

Le premier effet de cet usage du masculin comme « neutre », c’est de faire disparaître les femmes : quel que soit le nombre de femmes dans un groupe, il suffit d’un homme pour que le pronom « ils » soit de rigueur, et on s’excusera platement d’avoir omis de refléter la présence du monsieur dans la langue le cas échéant. Quand on parle des êtres humains, on dit « les hommes » ou « l’homme », la majuscule en option. Cette invisibilisation linguistique est parallèle à une invisibilisation des femmes dans l’histoire de l’humanité, qu’il s’agisse des sciences, des arts, de la politique… Leur rôle est gommé, l’histoire humaine se confondant avec l’histoire des individus mâles (voir Nicole Lucas, Dire l’histoire des femmes à l’école : les représentations du genre en contexte scolaire, Paris : Armand Colin, 2009, et note de lecture de Geneviève Dermenjian dans Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 36 | 2012, mis en ligne le 19 avril 2013, consulté le 30 décembre 2016), les activités « humaines » avec les activités « masculines » (dont sont écartées par divers moyens celles qui se prétendent se jouer des frontières imposées, et quand malgré tout elles se distinguent, diverses formes de reconnaissance leur sont refusées, voir Histoire des sciences : les « oubliées »). On trouve un exemple célèbre de cet androcentrisme en anthropologie, dans cette phrase pour le moins contradictoire de Claude Levi-Strauss : « Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. » (« Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Borobo », Journal de la Société des Américanistes, vol. 28, n° 2, 1936, p. 283)

L’invisibilisation de la domination masculine

À utiliser le masculin par défaut, on rend les femmes invisibles, parfois de manière très explicite comme on l’a vu concernant les domaines du pouvoir, du savoir et de l’entreprise, masculins. Tous domaines effectivement longtemps interdits aux femmes, et où leur légitimité est encore aujourd’hui mise en cause (voir Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir, Paris : Flammarion, 2000).

Rappelons qu’Olympe de Gouges a publié en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en réponse à une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rédigée par des hommes, pour lesquels le mot « homme » n’avait rien d’universel, puisque les auteurs (masculin spécifique) de la déclaration de 1789 refusaient d’accorder aux femmes les droits qu’ils accordaient aux hommes (masculin spécifique).

En considérant le masculin, ambigu, comme « neutre », on rend donc la domination masculine invisible : quand on évoque la mise en place du suffrage « universel » en France sous la IIe République en 1848, il s’agit en réalité spécifiquement du suffrage « masculin » (en réalité plus spécifique encore), puisque le suffrage véritablement universel n’a été mis en place qu’en 1944.

Aujourd’hui, si l’on veut observer les « places » respectives occupée de fait par les hommes et les femmes dans la société et donc la réalité des inégalités de genre, il est indispensable de faire apparaître le féminin et d’utiliser le masculin uniquement comme spécifique, sans quoi la domination masculine est invisibilisée – un travers que l'on rencontre souvent dans les analyses du monde du travail, par exemple – ce qui ne permet ni l'analyse des causes ni a fortiori la mise en place de mesures pour remédier aux inégalités (le même problème se pose pour toutes les inégalités, qu'elles soient liées à la race, au handicap, à l'orientation sexuelle ou à la transidentité : le bel « universalisme », quand il ne voit pas les discriminations, est impuissant à les réduire).

Pour une rédaction épicène

La langue étant notre outil de pensée, elle la modèle en partie (voir la conférence d'Éliane Viennot, Comment le langage structure-t-il nos pensées ? L'exemple de l'invisibilisation des femmes), et de même qu’elle porte et transmet un androcentrisme très ancré, elle peut aussi participer à le déjouer. C’est l’enjeu de la rédaction dite « épicène ».

Les mots épicènes désignent ou qualifient une personne en adoptant la même forme au féminin et au masculin. Il s’agit de noms (« responsable », « bibliothécaire »), de pronoms personnels (« nous », « on »), de pronoms relatifs (« qui ») ou d’adjectifs (« apte », « libre », « disponible »). Cela permet de ne pas genrer les personnes – ce qui est l’idéal en dehors d’un contexte de mise en avant des inégalités de genre.

La rédaction épicène demande de concevoir un texte de manière que les deux genres soient équitablement représentés. Elle intègre la féminisation (la masculinisation le cas échéant, comme pour « un sage-femme ») lexicale, sans s’y réduire.

Dans le domaine de la francophonie, le Québec est clairement en avance sur le sujet, mais aussi la Belgique, la Suisse… La France impose quant à elle la féminisation des noms de titres et fonctions dans les textes administratifs depuis 1997.

Divers usages ont été proposés pour limiter les effets de cette obligation. Ainsi nous avons fait le choix dans ce site d’adopter une écriture épicène (qui ne fasse pas apparaître le genre des personnes) ou bien qui fasse apparaître les deux genres (comme dans « professeur·es » ou « homosexuel·les »), considérant que le combat contre les discriminations de genre passe par leur reconnaissance, et donc leur mise en évidence – idéalement temporaire si l’on pense que l’on devrait pouvoir parler des êtres humains sans les catégoriser.

Divers guides de rédaction épicène ont été mis au point, en particulier hors de France, dont on peut s’inspirer.

Pour des exemples d’expressions communes empreintes de sexisme en SVT et des alternatives non sexistes, voir Produire un contenu non discriminant (à paraître).

Références

Sur les effets du langage sur nos représentations
– Bunker D, L'écriture inclusive : parlons faits et science, 17 octobre 2018

Sur la domination masculine, et sur sa répercussion sur la langue
– Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Paris: Éditions iXe, 2014 ; on peut consulter en ligne la note de lecture qu'en a rédigée Valentine Mercier, sur le site des efFRONTé-e-s, 20 janvier 2015.
– Françoise Héritier, Masculin, féminin I. La pensée de la différence, Paris : Odile Jacob, 1996 et Masculin, féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris : Odile Jacob, 2002.
– Marina Yaguello, Les mots et les femmes, Paris : Payot et Rivages, 1992 
– Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Paris : La Fabrique, 2008
– conférence d'Éliane Viennot, Comment le langage structure-t-il nos pensées ? L'exemple de l'invisibilisation des femmes (1h44), publiée le 14 juin 2015. Consulté le 30 décembre 2016.

Références pour une expression non sexiste
– Éliane Viennot, Le langage inclusif : pourquoi, comment ? Petit précis historique et pratique, Paris : Éditions iXe, 2018.
– Michaël Lessard et Suzanne Zaccour, Manuel de grammaire non sexiste et inclusive. Le masculin ne l'emporte plus !, coll. « Nouvelles Questions Féministes », Paris : Syllepse, 2018.
– Bernard Cerquiglini (dir.), Femme, j'écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, CNRS et Institut national de la langue française, La Documentation française, 1999. Consulté le 30 décembre 2016.
– Université de Sherbrooke (Canada), Guide relatif à la rédaction épicène : respect des genres masculin et féminin, 2008. Consulté le 30 décembre 2016.
– Université de Saint-Boniface (Canada), Guide de rédaction épicène, 2007, mis à jour en avril 2014. Consulté le 30 décembre 2016.
– Université de Genève (Suisse), Guide de formulation non sexiste des textes administratifs et législatifs de la Confédération, 2000.
– Marion Perrier, déléguée régionale aux Droits des Femmes et à l’Égalité entre les femmes et les hommes de Haute-Normandie, Guide des bonnes pratiques pour éviter les stéréotypes dans la communication, 9 décembre 2014. Consulté le 30 décembre 2016. 
– Sylvie F., « La langue française est-elle sexiste ? », article d'une consultante en communication et sémiologie, site Le signe et le verbe, 14 octobre 2012. Consulté le 17 juin 2014.